Les réverbères : arts vivants

Anna est en moi

Une manière d’aborder le chef d’œuvre russe Anna Karénine sans trembler sous le poids du géant ? C’est beau. C’est possible. Et c’est dans Sa façon de mourir de tg STAN, jusqu’au 12 avril à la Comédie.

Anna Karénine. Impossible de ne pas soupirer d’amour lorsque ce titre résonne, non ? Dans ce personnage éponyme, crée par Tolstoï en 1877, se cristallisent maintes émotions : les hauts et les bas des liens tissés entre les cœurs ; la peur du froid sibérien qui fend la nuit ; les espérances d’une vie meilleure, ailleurs ; l’appréhension de se libérer d’un carcan dont l’existence se mesure à l’importance qu’on lui confère. Le livre dessille les paupières de ceux et celles qui n’auraient jamais pris le temps d’écouter cette voix – cette voix intérieure, capitaine de nos actions.

La pièce est portée par les actrices et acteurs du tg STAN – le collectif belge considéré désormais, après une semaine de festival à la Comédie, comme vivier de virtuosité, tant les comédiens sont entiers et libres dans leur jeu ainsi que dans le corps qu’ils donnent au texte. Ce texte, signé Tiago Rodrigues, est à la fois infusé des plus beaux passages d’Anna Karénine et, une fois revu par le lisboète, ancre le chef d’œuvre russe dans une autre réalité : deux couples, l’un du Nord (les Pays-Bas), l’autre du Sud (le Portugal), les deux à bout de souffle. Tiago Rodrigues est un tourneur de rêves, tant il parvient à conférer de la théâtralité à une quelconque matière vivante, tirée d’un livre ou d’une vie.

Le goût des contraires

Le mystère plane sur le choix des couleurs, lorsqu’un texte de Tiago Rodrigues est porté sur les planches. Et c’est une belle retrouvaille, au fil des pièces. Déjà dans Sopro, présentée début mars au Théâtre Forum Meyrin, les tons beige et rose pastels étaient comme un coussin pour l’âme affaiblie de l’hiver. L’horizon des deux couples se dessine ici tel un nuage d’harmonie sur fond de ruine : du bleu chatoyant sur de l’ocre virant au jaune clair en cas de conflit. Si les couleurs sont plutôt complémentaires, les couples, quant à eux, versent côté contraire. Le couple lusophone (Isabel Abreu et Pedro Gil) est plutôt jeune et souriant, tandis que le couple du Nord (Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen) ranime le souvenir des personnages de Sergio Leone : charismatiques, certes, mais au visage éprouvé. Oui, on se remémore l’envolée lyrique de la belle Anna vers le séduisant Vronski loin du vieil Alexis Alexandrovitch, trop sérieux de surcroît … et c’est là que le bât blesse. Tiago Rodrigues mixe les ingrédients différemment et on découvre le classique, une nouvelle fois.

Matière et manière

La pièce fait écho au premier titre des brouillons d’Anna Karénine (Deux mariages, deux couples) puisque l’intrigue gravite autour du couple d’Anna et d’Alexis et de celui de Kitty et Lévine, plus conventionnels et surtout… avec moins de rebondissements dramatiques. Le conformisme ne trouvera d’ailleurs pas d’alliés, car il s’agit d’appréhender l’œuvre avec une nouvelle lecture : Anna ne serait donc plus limitée à ses origines russes. Son histoire déborde hors d’elle et de son pays, elle est partout, et peut-être aussi dans un destin masculin. Et la pièce le montre bien : dans chacun des couples, les fugitifs trouvant refuge auprès d’un(e) autre compagnon ou compagne, tombent sur le livre de Tolstoï , chacun à leur façon – un clin d’œil malicieux à l’ouverture chez Tolstoï : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. ». Le premier homme (Frank Vercruyssen) l’hérite de sa mère et s’y adonne comme pour estomper la blessure infligée par les dérives amoureuses sa femme (Jolente De Keersmaeker). Et c’est ainsi qu’il murmure à demi-mots, à sa nouvelle amante (Isabel Abreu), les passages les plus marquants. Elle-même y trouve une source d’inspiration pour son travail de prononciation du français (apprendre avec une traduction est possible, oui !) et parvient à convaincre son jeune mari portugais (Pedrol Gil) d’en écouter la beauté avec elle.

La frontière des langues se dissipe, Anna continue son voyage européen. Sur scène, on parle portugais, néerlandais, français et on lit l’anglais, en plus. C’est sûr, la pièce exige beaucoup de concentration, avec toutefois un beau projet à la clé … La transversalité des œuvres à travers les époques et l’espace est ainsi placée sous les projecteurs : futurs lecteurs et lectrices, vous voilà tous concernés.

 Toutes les familles …

La pièce, avec ses conflits au rythme d’ailleurs bien resserré et ses effusions de désir joyeux, se crée autour de l’amour, dans son sens le plus large. Car aimer, pour ces deux couples, ne semble pas désigner l’unique action d’être passionné(e) par un être de passage (ou pas) et de tout abandonner pour autant. Les personnages portent une forme d’amour humaniste sur scène, un amour digne d’être défendu et d’être sujet de discussion quand il montre des failles. Tout changer, modifier ? Une tentation moderne d’échanges à tout-va. Mais il y a une autre voie possible, sans lancer les reliques d’une autre vie sur les rails et c’est bien celle d’aspirer à des micro-changements pour avoir le sentiment d’être meilleur, plus au clair. Voir ou revoir Anna Karénine, c’est peut-être aussi se revoir soi-même.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Sa façon de mourir de tg STAN (Texte : Tiago Rodrigues) du 09 au 12 avril à la Comédie

Mise en scène : tg STAN

Avec : Isabel Abreu, Pedro Gil, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen

Photos : Filipe Ferreira

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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