Au Café de la Fontaine
Personne n’est à l’abri d’une rencontre, même érotique : voici Eros Dixit, dans une mise en scène de Philippe Verlooven (avec la participation des interprètes). A voir au Théâtricul jusqu’au 24 novembre, par la Compagnie Où et Quand ?
Des Murs sang de bœuf, un mobilier qui semble échappé de la scène, deux affiches néo-rétros annonçant la saison, une salle-bar chauffée au feu de bois, le Théâtricul est un lieu qui sait accueillir avec chaleur son public et ses productions.
Tout se déroule au bistrot, dans un lieu dérobé au temps, tel Le Café de la Fontaine du Goulet. Les tables de bois marquées aux verres de rouge évoquent le triptyque de Jean Villard, dit Gilles : tabac, fondue, vin blanc. Elle choue, lui, un peu chiant. Il boit son verre, lit son bouquin, elle s’installe : personne n’est à l’abri d’une rencontre. Chacun parle de soi, ils ne sont pas encore amis, ils vont finir par parler d’eux.
Glissant une oreille indiscrète, l’auteur Philippe Verlooven a emprunté son thème à la vie quotidienne en s’inspirant d’une vraie rencontre pour nous proposer sa version. Un texte tout en finesse comme une chanson de Caussimon, une plume qui marque ses dialogues par autant de tendresse que de traits d’esprit et des répliques tapent parfois là où ça fait mal : l’amour-propre ou ses certitudes. « Vous parlez comme un mec ! Normal, c’est pour que vous me compreniez ! »
Parler d’une rencontre : facile à dire, pas si simple à faire, car chacun possède sa version et ses déclinaisons du genre. Ici, l’érotisme s’invite et passe rapidement au dessert. Il se présente davantage comme une pulsion que comme un sentiment et il est mu par un instinct qui est bien loin de l’amour. En cela, l’auteur nous sort de la confusion : Eros, ce n’est pas l’érotisme, ce n’est pas le sexe ; Philippe Verlooven laisse pour un temps le dieu au vestiaire. C’est juste, bien écrit, drôle, original et bien vu.
La question est soulevée en trois actes : est-ce que parler, c’est tromper ? L’approche tout d’abord. À l’image de Sur la route de Madison, les deux protagonistes n’ont pas fomenté leur coup. Ils se retrouvent rapidement sur la proposition du monsieur qui semble ne pas en être à son premier essai au cœur du sujet : parler de sexe sans corps, dires des mots osés sans chair. Du batifolage… ? Pas si sûr. Le film Her dont l’amour sans corps est le thème tend à prouver que non. Lui propose, elle résiste ; il convainc, elle s’abandonne ; ils jouent, ils parlent, elle se dérobe. Puis, entre colère et frustration, elle rompt. Ni le sexe ni la mort ne se peuvent regarder fixement, selon André Comte-Sponville. C’est burlesque et parfaitement illustré.
Le jeu des comédiens est en retenue. Aline Grangier (Elodie) interprète le charme de son personnage et ses ruptures avec justesse ; une femme qui a vécu trop tôt et qui veut vivre plus grand, ailleurs peut-être. Yanis Laforge (Maxime) porte le sien avec précision, jouant une sorte de dandy de comptoir habité par un spleen littéraire où l’on sent que ce lecteur de Baudelaire a lu « La Philosophie dans le Boudoir » du divin Marquis.
Seulement chassez Eros au vestiaire, il revient par le bar. Dix ans plus tard, le monde a changé, elle aussi, lui pas du tout ou si peu. Des retrouvailles où l’on comprend que parler peut être considéré comme une tromperie, surtout si c’est pour parler de « cul » ; mais aussi que parler, c’est tout autant placer des souvenirs qui peuvent reprendre rapidement leurs places d’origine à la moindre anamnèse de bistrot. Soudain, dans les bruits familiers d’une boîte à la mode, Eros reprend ses droits en enlaçant Aphrodite, et l’on voit que l’amour n’est pas un plaisir démodé, surtout pimenté par le bréviaire d’Anaïs Nin. Belle rupture de rythme.
Une fin de spectacle vive qui s’approprie enfin tout l’espace de la scène, que la mise en scène ne lui a pas toujours donné. L’amour a besoin d’air et de place, une table ne lui suffit visiblement pas. Les personnages vivent dans un décor que les comédiens habitent. La proposition inverse aurait servi plus largement le propos en permettant à Elodie et Maxime de s’abandonner plus amplement à une vie quotidienne surprenante, bien plus qu’à habiter une scène de genre extraite d’une toile de Paul Cézanne.
La couleur rouge délicatement présente en touche tout au long de la pièce, accompagne la fin du spectacle qui n’échappe pas au « clap » mu par l’amour révélé. Il est parfois des notes qui gagneraient à être jouée jusqu’à l’extrémité de l’archet. Cette jolie pièce se termine par un épilogue épistolaire. Une lettre issue d’une enveloppe de couleur rouge sang, frappée du timbre des lendemains à vivre.
Si Eros le veut.
Jacques Sallin
Infos pratiques :
Eros Dixit, de Philippe Verlooven, Compagnie Où et Quand ? – du 20 au 24 novembre, au Théâtricul à Chêne-Bourg.
Mise en scène, décors, costumes : Phillipe Verlooven avec la participation des interprètes.
Photos : © Où et Quand ?