Les réverbères : arts vivants

Cyrano, Carouge t’a dans le nez !

« C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap ! / Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! » – Du 28 octobre au 1er novembre, le nez est à nouveau roi au Théâtre de Carouge : mis en scène par Jean Liermier, la reprise du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, vous surprendra.

« Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !… »[1]

La nuit tombe sur les pavés. Il fait froid, la bise souffle. Pour vous réchauffer, vous poussez la porte du Théâtre de Carouge… ou plutôt, celle de l’Hôtel de Bourgogne. Bienvenue à Paris, en 1640 ! Ce soir, on joue La Clorise, avec Montfleury dans le rôle titre. Morbleu, voilà qui promet ! Mais un empêcheur de tourner en rond débarque : c’est Monsieur Cyrano… de Bergerac ! Apprenez que ce bretteur redouté est aussi formidable avec les mots qu’avec son épée. Une phrase sur son nez… et c’est dans le caniveau qu’on viendra vous chercher !

Voilà pour la première scène de Cyrano de Bergerac. Le personnage de Cyrano s’inspire (très librement) de l’écrivain libertin Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), auquel Edmond Rostand donne en 1897 une dimension grotesque et sublime, en faisant de lui un poète de génie, un chevalier des mots… hélas affublé d’un gigantesque appendice nasal. Amoureux de sa cousine, la belle Roxane, il se voit condamné à une passion stérile…

Le Bret.
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !

Cyrano.
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance ![2]

Pire encore : Roxane en aime un autre, le beau Christian, baron de Neuvillette – joli garçon, sans esprit. Qu’importe ! Christian et Cyrano allieront beauté et esprit pour séduire la précieuse, l’un prêtant son visage et l’autre sa plume. Finalement, c’est Christian qui recevra les fruits de l’amour de Roxane… avant que le siège d’Arras[3] ne les séparent. Voilà pour le résumé.

« Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté ! »[4]

Pour rendre justice à la mise en scène de Jean Liermier, il faut évoquer la difficulté que constitue la pièce : la longueur (près de 3 heures, avec entracte), le grand nombre de personnages, les changements de décor (on passe du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à un balcon, puis un siège… et un couvent !), la difficulté du texte (notamment dans les tirades de Cyrano, si attendues, comme la tirade des nez ou le récit du combat contre cent hommes)… sans compter qu’une adaptation cinématographique a fait date, dans l’esprit du grand public : celle de Jean-Paul Rappeneau en 1990, avec Gérard Depardieu dans le rôle de Cyrano. Terriblement typée, cette version est bien difficile à oublier… Mais baste ! Jean Liermier ne s’est pas laissé désarçonner et offre à Carouge une version du Cyrano de Rostand qui n’a à rougir d’aucune comparaison.

Au premier regard, ce sont d’abord les costumes qui plongent le spectateur dans une interprétation nouvelle de la pièce. Ainsi, si l’histoire se déroule au milieu du XVIe siècle, Liermier n’opte pas pour des tenues d’époque. Au contraire, la costumière Coralie Sanvoisin brouille la temporalité avec finesse, en proposant des habits rappelant le tournant du XIXe-XXe siècle (chapeaux haut-de-forme, gilets et fracs) – moment où Rostand écrit son Cyrano. Ce mélange des temps éclate particulièrement lors du siège d’Arras : c’est une véritable tranchée, version Première Guerre mondiale, qui naît sur scène. Cyrano, par contre, reste ancré dans les années 1640, avec sa cape, son épée et son chapeau. Si ce jeu sur les costumes peut sembler mineur, il a pour mérite de semer le trouble. À quel moment est-on ?

En parallèle de cet aspect visuel, la manière de dire et de jouer le texte de Rostand fait la particularité du travail de Jean Liermier. Sous sa direction, les alexandrins se font drôles, tristes, amusants, grotesques, piquants, sublimes… Que la scansion en soit marquée ou légère, il leur donne une épaisseur que ne possédait pas la version cinématographique de Jean-Paul Rappeneau, qui respectait pourtant le texte de Rostand. Ainsi, là où les mots ne peuvent paraître, à première vue, que tragiques ou romantiques, la manière de les prononcer (en ralentissant les fins de phrases, en laissant planer une interrogation ou en insistant sur un terme particulier) leur donne un sel particulier. Se dessine alors un Cyrano de Bergerac à deux visages, entre clarté et ombre : des répliques sublimes d’amour et de poésie… qui peuvent être prononcées et comprises de manière ironiquement cruelle. On rit beaucoup, dans le Cyrano de Liermier – mais on rit désespérément. À ce jeu-là, Gilles Privat, dans le rôle de Cyrano, est habile : il construit son personnage à travers le son de sa voix, plus qu’à travers ses attitudes et sa gestuelle pourtant impressionnantes, comme dans la scène du duel contre De Valvert (acte I). C’est toute la problématique de Cyrano qui naît alors car, affublé d’un nez qui le défigure, il ne peut exister que grâce à la seule beauté qu’il possède : ses mots. Sans illusion sur lui-même, il préfère sacrifier son bonheur à celui de la femme rêvée…

Cyrano.
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il ne pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice ![5]

Face à lui, il faut souligner le rôle de Roxane, interprété par Lola Riccaboni. Alors que Roxane aurait pu se réduire à l’archétype éthéré de la muse, elle prend chez Liermier une épaisseur  plus intéressante. Frivole et capricieuse dans l’acte I, elle est toute entière tournée vers son amour de Christian – qui ne peut qu’être un génie, puisqu’il est si beau ! La scène du balcon la laisse encore assez plate et c’est réellement le siège d’Arras qui voit exploser son énergie. En allant retrouver Christian au front, elle devient héroïque. Si le ton un peu gouailleur de Lola Riccaboni peut alors surprendre, il tombe juste et accompagne parfaitement la lente maturation de son personnage. Le point d’orgue de cette évolution survient au dernier acte : Roxane, devenue veuve, a pris le voile. Sans rien vous révéler, je me contenterai de saluer l’émotion que Lola Riccaboni a réussi à me transmettre, dans les dernières phrases de son texte…

La dernière pointe de ce triangle amoureux se révèle la moins impressionnante : le beau Christian reste assez plat… ce qui n’est en rien du fait de Yann Philipona ! Pas de grandes tirades pour Christian, face à Cyrano : son personnage se construit davantage à travers l’action, les regards, les sourires timides et les gestes avortés, que Yann Philipona fait ressentir tout en nuances. La scène de la déclaration ratée est à ce titre exemplaire. Si Christian n’a aucun morceau de bravoure, s’il demeure paradoxalement dans l’ombre de Cyrano (bien qu’il lui prête son visage), il s’illustre lors du siège d’Arras, lorsqu’il comprend que Roxane n’aime de lui qu’un fantôme. Au final, c’est le Christian de Yann Philipona qui illustre le mieux le propos de la pièce. Sur quel objet se fixe le sentiment amoureux : l’âme, ou la beauté…?

« On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme… »[6]

 Ce ne sont que quelques éléments d’analyse et il y aurait encore beaucoup à dire sur Cyrano de Bergerac, dans la mise en scène de Jean Liermier. En variant le ton, par exemple – tenez : on pourrait saluer la virtuosité des répliques de Gilles Privat. Ou encore, souligner la recherche autour de la mise en abyme (observez vos voisins, au début de la pièce !). On pourrait également adresser un clin d’œil à André Schmidt, dans le rôle du pâtissier Ragueneau : j’ai, personnellement, beaucoup apprécié ses tirades, tant dans le ton que dans l’énergie !

Mais laissons les derniers mots de cette critique à Cyrano : son panache et sa fougue vous attendent à Carouge ! Courez-y !

Cyrano.
Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers ![7]

Magali Bossi

Infos pratiques :

Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, du 28 octobre au 1er novembre à la Cuisine du Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Jean Liermier

Avec Pierre Banderet, Aude Bourrier, Candice Chauvin, Boris Degex, Julien George, Sabrina Martin, Baptiste Morisod, Ludovic Payet, Yann Philipona, Gilles Privat, Lola Riccaboni, André Schmidt, Raphaël Vachoux

https://theatredecarouge.ch/saison/piece/cyrano-de-bergerac-1/76/

Photos : ©Mario del Curto

[1] Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Éditions Fasquelle, 1926. Ragueneau, acte I, scène 2. Toutes les citations seront tirées de cette édition.

[2] Acte I, scène 5.

[3] Bataille de la Guerre de Trente Ans, en 1640.

[4] Cyrano, acte III, scène 7.

[5] Id.

[6] Acte I, scène 4.

[7] Acte II, scène 8.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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