Les réverbères : arts vivants

Danse comme un geste de la vie

Aficionados ou spectatrices et spectateurs de la dernière pluie … tous concernés par les multiples façons d’être et d’éprouver son corps à travers la danse contemporaine. EMERGENTIA propose d’étonnantes créations suisses, iraniennes ou roumaines, du 03 au 13 avril.

Nu de femme brune, l’une des performances dans le cadre d’EMERGENTIA, brasse tout un panel d’émotions. L’émerveillement d’abord, quand l’on prête attention au cadre de l’Abri, structure mêlant bois ancestral et lumières bleues comme extraites d’un lounge branché. Le lieu crée d’avance la belle sensation d’être au contact de l’art. Par la présence forte des boiseries, il ancre cette soirée dans un cadre naturel. Manière de dire que la danse contemporaine – un art qui inscrit ses origines au plus profond de nous-mêmes, qui part de notre tronc et suit des mouvements naturels – vient à point nommé. Le frisson succède au premier éblouissement, puisque la danseuse et architecte roumaine, Andreea David, se dévêt entièrement, peu avant de s’exposer au seul projecteur sur l’avant-scène. La pièce se voudra-t-elle affranchie de toutes limites ou cherchera-t-elle plutôt à cajoler nos sensibilités en montrant un corps nu, sans protection aucune ?

Andreea David titille notre fibre du rire, tant sa présence au visage dissimulé (et ce, tout au long de sa prestation, vous allez voir comment !) étonne. Ses cheveux épais d’un brun soyeux encerclent son visage et le préservent de la lumière à la façon des volets fermés sur une pièce éclairée. On pense au premier Homme échevelé confronté au chaos. Mais surtout, on réalise à quel point notre regard avide ne peut s’empêcher de guetter la moindre faille qui montrerait enfin ce visage au monde. Si Andreea avait été un homme nu, cette chasse aux traits de son visage aurait-elle été si manifeste ? La question reste ouverte. Ici, le spectateur ne pourra donc pas juger la pièce à l’aune d’un visage qu’il considérera plutôt harmonieux ou disgracieux, ce qui se produit bien trop souvent d’ailleurs.

EMERGENTIA désigne l’apparition de phénomènes et c’est cet angle d’approche qui nous permet de suivre la pièce jusqu’à son terme. La danseuse fait naître des images nouvelles – parfois disparates – en se prêtant à un jeu de formes avec les objets qu’elle présente au compte-goutte sous nos yeux. Alternent alors moments de silence lourd et phrases musicales pour former une solide base rythmique. Des légumes, aux contours colorés, se découpent sur fond noir avant d‘être déposés au sol dans un ordre précis. Une transmutation s’opère, où chaque légume sera bientôt remplacé par une pomme de terre sortie du même sac. L’effet en est à la fois drôle et déroutant, tant la démarche est incongrue. On pourrait voir dans cette alchimie plutôt suggestive une pique à l’injonction consumériale des cinq fruits et légumes par jour, ou encore au rôle stéréotypé féminin de la cuisinière puisqu’on entend tout à coup Breaking the law de Judas Priest. La mélodie suffit à faire surgir l’envie d’une explosion monumentale de toutes sortes de cadres bien trop connus, comme la manière d’utiliser une chaise par exemple.

Il est ici utile de rappeler l’origine de la danse contemporaine dont une des premières ruptures fondatrices s’opère avec le danseur classique des Ballets Russes, V. Nijinski, apportant une griffe authentique et révolutionnaire dans la chorégraphie du ballet L’après-midi d’un faune. Dans son interprétation du faune, l’artiste propose un nouveau rapport au corps. Il s’écarte des mouvements propres à la danse classique en les recouvrant de gestes plus stylisés, contorsionnés. Il donne l’impression d’aligner ses gestes sur les soubresauts hasardeux de la musique.

La danse contemporaine provoque – cela peut arriver – chez le spectateur une sensation de malaise, puisqu’elle est personnelle à chacun, et que le danseur, en expérimentant avec son corps, cherche à exprimer une émotion qui lui est propre. Il n’est donc pas nécessaire de comprendre les raisons pour lesquelles Andreea David se laisse couler le long de la chaise ou cherche une parenté symbolique avec un tas de pommes de terre en montrant son dos moucheté, il s’agit bien plus de ressentir l’effet produit. Elle désarçonne; son corps maigre fait mouche, déstabilise. Cet effet aurait pu d’ailleurs être  soutenu par la présence plus marquée de la danse, à notre avis trop peu mise en avant dans cette performance.

Les mouvances dorsales de la danseuse resteront en mémoire, tel un rapide clin d’oeil à Trisha Brown, qui conférait un rôle primordial à sa colonne vertébrale. Une manière de montrer une partie du corps souvent cachée sur la scène. Mais le dos est-il l’envers ou l’endroit du corps ? On se met alors à penser à nos attentes, à celles d’une société, à celles des Hommes et des hommes remises en question grâce au nu d’une femme brune.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Nu de femme brune d’Andreea David, le 03 et le 04 avril, dans le cadre d’EMERGENTIA, une collaboration entre l’Abri, l’ADC – Association pour la danse contemporaine et le TU – Théâtre de l’Usine du 03 au 13 avril 2019 à l’Abri, ADC ou au Théâtre de l’Usine.

Chorégraphie et interprétation : Andreea David

Photos : © Alina Usurelu

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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