Les réverbères : arts vivants

Dialogue entre deux bovins au Théâtre Saint-Gervais

Que peuvent bien se dire deux bovins dans la file d’un abattoir ? Plein de choses, selon l’écrivain et dramaturge Antoine Jaccoud. Ce sont les dernières paroles d’un taureau élevé pour sa viande et d’une vache laitière qu’on pouvait écouter ces 21 et 22 septembre, dans la pièce Avant.

Furioso est un taureau élevé pour sa viande qui, contrairement à son père et grand-père, n’a jamais connu d’ébats amoureux. La faute à l’insémination artificielle. Marthe, vache laitière en fin de vie qui a donné naissance à plus de 51 veaux, n’a jamais eu le plaisir de rencontrer ses petits. La faute à l’industrie laitière et ses besoins de productivité toujours plus élevés.

Tous deux attendent dans la file pour l’abattoir et se mettent à parler. D’abord de leur avenir : leur mort certaine et imminente. Elle est résignée, elle sait que la fin est proche et elle attend « sagement » que son tour vienne. Lui est révolté et a un goût de trop peu. La fin est arrivée si vite, il aurait aimé encore accomplir de grands projets. La proximité de la mort lui donne le courage de proposer à Marthe de s’enfuir avant de finir en saucisse. Il regrette de ne pas s’être révolté à temps : « il aurait fallu mugir » répète-t-il sans cesse. Marthe refuse de partir. De toute façon : où iraient-ils ?

À défaut de s’enfuir, Furioso lui propose de passer un premier et dernier moment de tendresse avant le trépas, pour que l’un et l’autre meurent en ayant connu les plaisirs de la chair, lui qui était tout le temps mis à l’écart quand une vache était en chaleur et elle qui n’a connu que la seringue comme fertilisant. Marthe ne se laisse pas tenter par ces avances. Mais quand viendra le moment de passer à l’abattoir, elle lui accordera un ultime baiser.

Les échanges de ces deux animaux de la filière bovine (comme on dit pompeusement dans le jargon agroalimentaire) passent ainsi en revue des sujets aussi variés que l’élevage intensif et ses conditions, la mort, l’amour, la révolte et la condition de l’être. Si l’idée d’utiliser des bovins en fin de parcours pour traiter ces sujets est intéressante, voire même très alléchante sur le papier, la réalisation est toutefois moins convaincante sur scène.

Un goût de trop peu

D’une part, le spectacle Avant est une lecture, c’est-à-dire que les deux acteurs tiennent leur texte à la main et « font la lecture » aux spectateurs. Pourquoi pas. Dépouillé de tout artifice scénique, sans aucune référence à un abattoir, aux vaches ou à la nature, on assimile d’autant plus le discours porté par ces bovins à celui que pourraient tenir deux humains à l’heure du grand saut. La lecture manque malheureusement de fluidité à certains moments, voire peut-être de vie. Ou alors peut-être était-ce volontaire, pour que ce dialogue paraisse brut. Comme si ces deux bovins s’étaient préparés toute leur vie à finir en jarret, et qu’une fois le moment venu, ils étaient surpris par la mort. Finalement, qui se sent vraiment paré au grand départ ? Mais alors on aurait aimé que cette surprise, ce désarroi soit beaucoup plus assumé qu’hésitant.

D’autre part, si les sujets sont pertinents, leur traitement est parfois un peu rapide. L’échange commence sur l’angoisse de ce qui est à venir dans cet abattoir, de l’inconnu et du trépas. Puis rapidement, on bascule sur les souvenirs de la vie de ces deux bovins sans que l’on puisse partager le sentiment de peur que ces êtres vivants doivent vivre. Il est vrai qu’à la fin de la pièce, quand la porte de l’abattoir s’ouvre et qu’arrive enfin leur tour, l’angoisse et la peur d’y passer sont un peu plus palpables.

Par ailleurs, la vie de ces deux bestiaux semble parfois trop caricaturale. Même si choisir deux bovins pour parler de la mort et des conditions d’élevage est, en soi, parodique, le tableau aurait mérité un peu plus de nuances : Marthe est une vache laitière de l’Emmental, à qui on faisait écouter de la musique classique pendant la traite. Sa maîtresse, Madame Messerli, aurait versé une larme lorsqu’on emmena Marthe à l’abattoir. Monsieur Messerli (père d’abord et fils ensuite) lui caressait le museau et lui témoignait beaucoup d’affection (« Ma brave Marthe… »). Furioso, lui, issu de lignée Charolaise, était dans un endroit épouvantable. C’est à peine si on l’a regardé dans les yeux le jour de l’abattage et si on lui a prêté attention au cours de son existence. La vache de la carte postale suisse, résignée à mourir car c’est son devoir après ses longues années de bons et loyaux services et le taureau révolté, excité (en grève ?) maltraité dans une ferme à peine correcte, d’origine française. N’est-ce pas là une vision trop idéalisée, catégorique ? . Ou peut-être était-ce pour dénoncer l’illusion de la meilleure qualité de vie des bovins suisses (au final, Marthe finit comme Furioso, à attendre dans l’anxiété du couloir de la mort). Mais dans ce cas, l’ironie, la dérision, aurait mérité d’être, là encore, plus assumée. Une lecture en demi-teinte qui, malgré un texte intéressant, aurait mérité davantage de profondeur dans l’interprétation.

Joséphine le Maire

Infos pratiques :

Avant, d’Antoine Jaccoud, au Théâtre Saint-Gervais, les 21 et 22 septembre 2019.

Mise en texte : Antoine Jaccoud

Avec Mathieu Amalric, Marthe Keller

https://saintgervais.ch/spectacle/avant/

photos : ©Mr Jadis/Matthieu Moerlen

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