Les réverbères : arts vivants

Duel émotionnel entre deux sœurs

Les mots de Pascal Rambert, virtuose de la langue, résonnent en ce moment au Théâtre du Galpon. Porté par deux actrices époustouflantes, son spectacle Sœurs, mis en scène par Elidan Arzoni, touche sa cible et fait lever les foules.

De Pascal Rambert, on connaissait déjà Clôture de l’amour, un texte d’une violence inouïe, dans lequel un couple de comédiens se séparait et décidait de laisser s’exprimer tout ce qu’il avait sur le cœur. Dans deux monologues d’une heure, chacun encaisse les mots de l’autre, sans pouvoir s’en relever. Elidan Arzoni en avait déjà signé la mise en scène il y a de ça quelques saisons au Grütli. Sœurs s’inscrit dans la même lignée, avec toute la verve que l’on connaît sous la plume du dramaturge. Après le décès de leur mère, deux sœurs (qui portent, pour l’occasion, le prénom des comédiennes) se retrouvent inopinément, l’une débarquant sans prévenir sur le lieu de travail de l’autre. Alors que cette dernière prépare la conférence qu’elle doit donner sur ses actions humanitaires, les hostilités sont lancées. Pendant deux heures, dans un texte d’une densité et d’une complexité extrême, tout ce qu’elles n’ont pas dit depuis 30 ans sera dévoilé. De ce duel, il sera difficile de se relever, même pour le public…

Comme toujours avec Elidan Arzoni, la scénographie et les costumes sont sobres. Les sœurs sont vêtues de noir : un débardeur, une paire de jeans et des bottines. Nastassja porte, en plus, un blouson en cuir. Sur le tapis gris qui recouvre la scène, des chaises sont disposées avec une extrême précision, signe de l’esprit carré d’Arblinda, qui prépare ainsi la salle pour sa conférence. À travers ce choix, c’est le jeu des comédiennes qui devra primer, et leur phrasé. Les journalistes sont prévenus : ils auront la gentillesse de ne pas s’installer au premier rang pour prendre des notes, risquant de perturber la difficile partition qui se joue ce soir… On se concentre alors sur les deux actrices, et sur elles seules. D’abord, on écoute. On écoute leurs propos, leur vision du passé et de leur relation. Deux visions qui s’opposent tel un miroir déformant, deux interprétations d’une histoire pourtant commune, dont chacune a souffert et continue de souffrir, à sa manière. Ensuite, on observe. On observe évidemment celle qui prend la parole, happés par l’émotion qu’elle dégage, une émotion qu’elle incarne et ressent. Mais on observe aussi son homologue, ses réactions face à ce qu’elle entend. Toute la subtilité est là : il s’agit véritablement d’un dialogue, non seulement exprimé par des mots, mais un dialogue émotionnel surtout, dans lequel chacune tente de se contenir, pour ne pas exploser. Le spectacle augmente ainsi en intensité, petit à petit, jusqu’au climax final, où tous les mots sont lâchés. Sur la scène, les sœurs se rapprochent et s’éloignent. Pour se contenir, Arblinda se concentre sur la disposition précise des chaises, en étant toujours en mouvement, que Nastassja n’hésite pas à jeter au sol, dans ses accès de colère. Le contact physique ne se fait presque pas entre elles, se tenant bien souvent le plus loin possible l’une de l’autre, sauf dans un passage où elles dansent, ensemble, semblant parvenir à se réconcilier. Mais, quand Nastassja pousse Arblinda pour lui montrer ce qu’elle a vécu, c’en est trop…

De leur histoire, on retient bien sûr cette opposition personnelle, entre la grande sœur qui en a marre que la petite fasse tout comme elle ; et la petite sœur qui a souffert d’un manque d’amour sororal. Chacune pense que l’autre a voulu prendre sa place, et être la préférée des parents. La vérité, c’est que ces conflits existent dans toute famille. Seulement, par le vécu de ces deux sœurs, elles ont pris des proportions inimaginables. De leur histoire, on retient donc aussi leur enfance à Barbès, leur adolescence à Bagdad et la façon dont elles se sont confrontées à la misère et à l’horreur, ayant vu mourir leurs amis sous leurs yeux. Au-delà d’une opposition entre deux sœurs, c’est une opposition entre deux mondes qui se joue sur les planches du Galpon. Ces univers dans lesquels elles ont vécu – elles qui ont toujours été en concurrence – que ce soit à la natation ou face à leurs parents, les ont forgées et conduites à prendre des chemins différents. Arblinda s’est lancée dans l’humanitaire – et tient d’ailleurs un puissant discours moralisateur face au public – alors que Nastassja est devenue, semble-t-il, une critique influente. Leurs parcours, si différents soient-ils, les mènent pourtant dans ce même lieu, où elles se déchirent, tentent de se retrouver, avant d’atteindre le point de non-retour. Quand les rancœurs sont contenues pendant trente ans, elles font d’autant plus mal…

Au-delà de la violence des mots, qu’on peut difficilement retranscrire ici, on retiendra surtout la grandiose performance d’Arblinda Dauti et de Nastassja Tanner. Le choix d’avoir donné leurs prénoms aux personnages pour cette première suisse leur permet d’incarner plus encore les deux sœurs. Elles ne jouent plus, elles sont. Au moment du salut, elles peinent à sourire, éprouvées qu’elles sont d’avoir présenté un tel spectacle. C’est pour des moments comme celui-ci que le théâtre existe, pour donner des émotions au public, à travers celles ressenties par les comédiennes. Nulle part ailleurs, on ne peut avoir une telle proximité, donner et recevoir autant. On en ressort ébranlés et on peine à mettre des mots sur ce qu’on vient de vivre…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Sœurs, de Pascal Rambert, du 18 février au 1er mars au Théâtre du Galpon.

Mise en scène : Elidan Arzoni

Avec Arblinda Dauti et Nastassja Tanner

https://galpon.ch/saison/soeurs/

https://www.facebook.com/Compagnie-M%C3%A9tamorphoses-1109905085709373/

Photos : © Elisa Murcia Artengo

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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