Les réverbères : arts vivants

Encore une fois : le Crève-Cœur se met à l’opérette !

Pour la première fois depuis longtemps, je pousse la porte du Crève-Cœur. Au programme ? Une proposition qui a du chien et surtout, de la voix : Encore une fois, opérette décapante sur fond de cinéma et d’illusion référentielle. Visage masqué, mains désinfectées… c’est parti, on y va !

Plantons le décor

Le livret de salle vous le dit : bienvenue à l’Opéra du Trébuchet (scène communale conventionnée de l’agglomération Grand Sud) ! Ce soir, l’émission télévisée (fictive) Cinéopéra vous propose un programme fantastique : la 5’000e représentation d’une opérette anonyme intitulée Le Présent, qui tourne depuis des années avec la même distribution. Avant que le rideau ne se lève, Cinéopéra vous fait rencontrer la troupe qui incarne les personnages hauts en couleurs de ce vaudeville. Vous découvrirez ainsi leur parcours et leur caractère, leurs manies… et bien sûr, leurs confidences sur la palpitante vie d’artiste qu’ils mènent depuis des années ! Cinéopéra vous propose également de revenir sur la genèse de cette pièce musicale palpitante, avec des interviews et de nombreuses images d’archives.

Des coulisses à la scène, il n’y a qu’un pas – que Cinéopéra va vous faire franchir grâce à une captation vidéo exceptionnelle de cette 5’000e représentation. N’hésitez pas : Le Présent vous tend les bras ! Un résumé pour vous mettre en haleine ? Grand patron d’une manufacture de cigares, Gérald de Mérieux entend (pour une mystérieuse raison) faire cadeau de son usine à Simon Grange, un séduisant ouvrier syndicaliste. Simon, suite à un quiproquo, tombe sous le charme de Sylviane de Mérieux (la femme de Gérald), qu’il tente de séduire… au grand dam de Gérald ! La situation dégénère rapidement quand le couple de domestiques, Dominique & Dominique, met son nez là où il ne faut pas…

Vaudeville à tiroirs

Le décor est planté. Au Crève-Cœur, on assiste à une œuvre hybride – opérette, émission télévisée, pièce de théâtre, documentaire. Ce pari sur le genre, c’est celui que fait la troupe Comiqu’Opéra. Davide Autieri, Julie Cavalli, Leana Durney, Julien Héteau, Rémi Ortega et Florent Lattuga ne se contentent pas de chanter et de jouer une opérette… ils en chahutent les codes et la construction avec un grand plaisir ! L’intrigue d’Encore une fois se bâtit en effet sur une histoire à tiroirs, qui mélange dans la plus grande allégresse trois niveaux. Le réel réel, tout d’abord : celui de vous et moi, public du Crève-Cœur, qui ouvrons ce premier tiroir de la fiction. Le réel fictif (ou la fiction réelle, c’est selon), ensuite, dans lequel les acteurs (les vrais, ceux de Comiqu’Opéra) jouent le rôle d’autres acteurs (les faux, ceux qui portent sur scène Le Présent pour la 5’000e fois). Ce sont eux que le journaliste-présentateur de Cinéopéra (reconnaissable à ses lunettes rouges et interprété à tour de rôle par les différents comédiens) interviewe. La fiction fictive, enfin, où les acteurs du Présent deviennent les personnages qu’ils incarnent pour les caméras de Cinéopéra.

Bref, pour user un peu de jargon, je dirai que Encore une fois est comme une métalepse géante – autrement dit, une figure de style qui permet de mélanger les niveaux de la narration, en brouillant la limite entre la réalité et la fiction. Cerise sur le gâteau de ce maelstrom : si les acteurs incarnent des acteurs qui incarnent des personnages (vous suivez ?), le public du Crève-Cœur, lui, joue son propre rôle. Ce qui rend l’expérience d’autant plus immersive. Et drôle !

Sous les masques, le rire

Car oui, opérette oblige, on rit beaucoup dans Encore une fois ! N’en déplaise aux esprits chagrin, ce ne sont pas les masques qui empêcheront l’hilarité. Il faut dire que la troupe Comiqu’Opéra porte bien son nom et fait honneur à sa philosophie : promouvoir et renouveler l’art lyrique en l’associant à de nouvelles formes artistiques, pour mieux le démocratiser. Un pari plus que réussi ! Dans Encore une fois, on croise les influences musicales et scéniques pour offrir au spectateur un cocktail savamment dosé. L’opérette d’Offenbach voisine avec le vaudeville de Feydeau, entre adultères, quiproquos, portes qui claquent, courses effrénées… et pas mal de sexisme. On pense à La Belle Hélène ou au Fil à la patte. Il y a aussi quelque chose des Noces de Figaro ou du Così fan tutte de Mozart, avec l’éternel questionnement sur la fidélité. On verra même un petit clin d’œil franchement savoureux à la statue du Commandeur, dans Don Giovanni – mais je ne voudrais pas tout dévoiler. Sous les doigts du pianiste, on croit parfois retrouver  l’influence de Michel Legrand. Les Demoiselles de Rochefort ne semblent pas très loin…

Ce qui frappe le plus, néanmoins, ce n’est pas tant l’intrigue de l’opérette fictive Le Présent (volontairement assez convenue), mais plutôt la manière dont celle-ci s’accompagne d’un véritable documentaire sur l’art de l’opérette. Entre les différents actes, le décor du Présent, complètement amovible, se retourne et se détourne pour figurer les coulisses filmées par Cinéopéra. La troupe, blasée à la veille de cette 5’000e représentation, y règle ses comptes, ce qui réserve des surprises hilarantes aux téléspectateurs… tout en permettant de questionner le bien-fondé de la vie d’artiste, les choix esthétiques ou le quotidien qui se cache derrière les paillettes. S’il fallait choisir parmi tant de perles, j’en conserverais trois, qui me feront rire longtemps : le tour de chant de Sylviane, la soprano chaux-de-fonnière qui revisite dans les archives de Cinéopéra les plus grands airs du répertoire ; la scène d’anthologie de la chanson du cigare, devenue une… carotte, lorsque l’interdiction de fumer dans les lieux publics a passé (aux alentours de la 3’000e représentation, si j’ai bonne mémoire) ; et l’affrontement autour de la question de la traduction de l’opérette en d’autres langues que le français – ou, quand les chanteurs deviennent polyglottes avec plus ou moins de mauvaise foi. De grands moments !

La scène, avant tout !

Au final, que dire d’autre ? Encore une fois est un spectacle exceptionnel, parce que c’est un spectacle complet, vivant, qui passe du rire aux larmes en un quart-de-tour, qui ne prétend pas faire autre chose que ce qu’il propose : faire découvrir, faire aimer, faire vivre l’opérette, ce mélange de théâtre, de musique et de chant.

Alors, n’hésitez pas : prenez votre plus beau masque et allez-y ! Permettez à ce spectacle de vivre, il vous le rendra bien… et, promis, il vous fera rire comme jamais !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Encore une fois, de Leana Durney et Davide Autieri, du 22 septembre au 18 octobre au Théâtre Le Crève-Cœur.

Mise en scène : Robert Sandoz

Avec Davide Autieri, Julie Cavalli, Leana Durney, Julien Héteau, Rémi Ortega et Florent Lattuga.

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/encore-une-fois-2/

Photo : © Loris von Siebenthal

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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