Les réverbères : arts vivants

Et dans un dernier souffle, tout s’efface

Des témoignages de femmes ayant connu Auschwitz. C’est, en substance, le propos de Qui rapportera ces paroles ? de Charlotte Delbo, elle-même rescapée des camps. Anne et Roland Vouilloz se sont attelés à mettre en scène ce texte si particulier, pour un résultat qui ne laisse pas indemne. C’est à voir au Pulloff à Lausanne jusqu’au 13 octobre.

« Nous sommes revenues pour vous dire et nous voilà devant vous tout empruntées. Que dire… Comment dire… » C’est par ces mots que débute la pièce. Sur la scène, elles sont huit. Autant de femmes qui représentent celles détenues à Auschwitz : Françoise alias Charlotte Delbo (Christine Vouilloz), Gina (Emmanuelle Reymond), Denise (Aurore Faivre), Renée (Joëlle Fretz), Mounette (Mali van Valenberg), Yvonne (Anne Vouilloz), Claire (Lola Erard) et Marie (Nora Vernacchio). Toutes déportées, pour diverses raisons, elles vivent leur enfermement chacune à sa façon. Une constante les lie toutes : l’espoir que l’une d’entre elles sorte un jour. C’est pour cela qu’elles tiennent. Pour elles-mêmes, et pour les autres. C’est cela avant tout qui est à retenir : l’élan de solidarité face à l’oppression, que véhicule le texte de Charlotte Delbo.

Sur la scène du Pulloff, au milieu de quatre palettes, sept femmes sont d’abord couchées, les unes sur les autres, de blanc et de beige vêtues. Au milieu se dresse Françoise, qui deviendra en quelque sorte leur porte-parole. Dans cette atmosphère de froideur, la détresse se lit sur leurs visages pâles. C’est leur histoire et leurs mots que nous allons entendre, portés par les voix de huit comédiennes fantastiques, qui assument la lourdeur de cette tâche avec un rare brio.

Le ressenti avant tout

Si les mots résonnent aussi fort, c’est d’abord parce que l’émotion est présente. La proximité entre les comédiennes et le public n’est pas seulement physique. Par les regards, les adresses, elles englobent le spectateur dans leur propos, l’invitant à devenir le réceptacle attentif de leur témoignage. Alors on écoute, sans pouvoir jamais décrocher. Parce que c’est aussi notre devoir que d’entendre ce discours, le recevoir, pour ne jamais oublier. Imprégnées de ce texte comme rarement, les comédiennes nous font parvenir à la fois les terribles images qu’elles racontent, mais aussi leur ressenti. Si, bien sûr, on ne peut se figurer l’atrocité de ce qu’elles ont vécu, on s’en fait au moins une vague idée. Si bien que, lorsque Mounette raconte le cauchemar où elle se noie, la gorge pleine de boue, on ressent cette sensation d’étouffement, ne parvenant plus à respirer. La magie du théâtre est là. Nulle part ailleurs on ne peut éprouver de telles sensations. Alors, on (s’)imagine, un peu, ce qu’a ressenti cette femme, et on souffre avec elle.

Le poids des mots

Mais Qui rapportera ces paroles ?, c’est avant tout des mots. Des mots lourds de sens. Dans leur témoignage, ces femmes rappellent que des expressions qui sont aujourd’hui anodines n’avaient pas la même signification dans les camps. Avoir faim. Avoir soif. Être fatigué. Avoir sommeil. Autant de paroles dont on ne perçoit la véritable signification que lorsqu’on est confronté à l’horreur. Les phrases sont puissantes, résonnent. Aucun terme n’est employé au hasard. Chaque mot est minutieusement choisi.

« Parce que je reviens d’où nul n’est revenu Vous croyez que je sais des choses. Et vous vous pressez vers moi. Tout gonflés de vos questions. De vos questions informulables. Vous croyez que je sais les réponses. Je ne sais que les évidences. La vie La mort. La vérité. Je reviens de la vérité. » Tels sont les mots de Françoise dans le prologue. Comment dire ? Comment raconter l’horreur qu’elles ont vécu ? Comment se souvenir, alors qu’elles partent, littéralement – dans la mort comme sur la scène – de ces femmes ? Comment retrouver la vie d’avant, la vraie, quand on a souffert cette vie qui n’en était pas une ? Autant de questions en suspens, qui demeurent sans véritable réponse. Et pourtant, c’est leur expérience, leur quotidien qu’elles racontent. Un quotidien qui semble irréel. Un quotidien qui dit avant tout la solidarité, au milieu de la fragile survie de ces victimes.

Je n’aurais donc, en guise de conclusion, qu’un mot à dire : merci. Merci de donner vie aux mots. Merci de ne pas oublier. Merci de nous rappeler toute la magie du théâtre, toute sa beauté, et tout son pouvoir d’imagination et de vérité.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Qui rapportera ces paroles ? de Charlotte Delbos, du 24 septembre au 13 octobre 2019 au Pulloff Théâtres, par la Compagnie Anne Vouilloz.

Mise en scène : Anne et Roland Vouilloz

Avec Christine Vouilloz, Joëlle Fretz, Mali Van Valenberg, Emmanuelle Reymond, Aurore Faivre, Lola Erard, Nora Vernacchio et Anne Vouilloz et Roland Vouilloz (voix-off)

http://www.pulloff.ch/qui-rapportera-ces-paroles/

Photos : © Anne Voeffray

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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