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Et si c’était une femme ?

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Alyssa Weber vous fait plonger dans les bas-fonds de Londres, pour une nouvelle entre horreur et histoire – sur les traces d’une énigme bien connue, toujours irrésolue…

* * *

Une odeur parfume ma cuisine.

Je ne pourrais pas vraiment la décrire, c’est peut-être un mélange de grillé et de viande saisie. En tout cas ça sent bon. Maman serait fière de moi : c’est sa recette ! Il faut que je vous parle de Maman, c’était une femme incroyable. Elle se prénommait Jacqueline et m’a donné naissance lorsqu’elle avait vingt ans. Malheureusement, elle est décédée en 1864 à cause de la peste… J’ai donc vécu seule à partir de mes quatorze ans. Avant ça, je cuisinais souvent avec elle. Elle m’avait dédié une recette : le pain de viande. C’est elle qui le sortait du four pour que je ne me brûle pas. Mon père nous aidait des fois, mais vraiment très rarement. La plupart du temps, il était avachi au salon, une bouteille à la main. Je n’ai que peu de souvenirs de lui, il est mort de la phtisie en 1880, je crois. Je n’avais plus de contact avec lui depuis un bon moment. Il était violent avec moi, surtout quand il avait trop bu. Vu qu’il ne faisait rien de ses journées, je devais ramener de l’argent à la maison. Je travaillais dans les champs et quand je rentrais le soir, je me encore souviens l’entendre crier : Ah ! Ma fille se prostitue ! Ah ! Quelle horreur ! Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Viens là que je te batte pour expier tes péchés !

Alors un jour je suis partie, je me suis installée à Shadwell, à l’extérieur de Londres. Je ne supportais pas d’entendre ça, encore moins de la part d’un alcoolique qui, après la mort de Maman, s’était payé les services de ces femmes de rue. Elles me dégoutaient. J’en croisais, des fois, quand je me promenais au bord de la A13, il y avait des petites ruelles sombres et je les voyais assises sur des bancs à attendre, les jambes écartées, qu’un de ceux qui ressemblaient à mon père leur demande leurs soins. J’avais envie de vomir, je ne sais pas pourquoi je ressentais une telle haine envers elles. Ah ! si seulement Maman était encore là… qu’en aurait-elle pensé ?

Bon, revenons-en à mon plat.

Je fais donc cuire un pain de viande. J’ai trouvé la viande près d’une rue de Whitechapel, vers la A13, ça faisait longtemps que je n’y avais pas mis les pieds. Il y a moins de prostituées. Ça me rend heureuse. La ville est plus propre comme ça. Le four marchait au gaz, c’est un modèle de 1856, il fonctionne à merveille ! Ça change du four à bois qui prenait bien plus de temps pour cuire et qui laissait un peu trop de preuves de mes repas à mon goût. Vous allez être déçus, mais j’ai mal respecté la recette de Maman. Elle disait d’y hacher du filet, mais j’ai pris du foie… J’espère que Maman ne sera pas fâchée. Vous voyez sur mon bureau là ? La petite boite blanche à moitié fermée ? C’est le reste du foie. Je ne sais pas trop quoi en faire. Je verrai plus tard. Rappelez-moi que je dois écrire une lettre.

Ah ! Le pain de viande est prêt ! J’espère qu’il est réussi ! En tout cas, ça sent bon. Oui, ça sent même très bon. L’avantage de vivre seule, c’est qu’il y en aura assez pour demain ! Ce soir, j’irai me promener. J’espère que je ne tomberai pas sur une prostituée. Ça me gâcherait ma soirée.

Je vais vous lire le journal, comme ça, on se tient compagnie pendant qu’on mange.

Oh ! Mon Dieu… je ne crois pas que je vais sortir finalement… écoutez ça : « RESTEZ CHEZ VOUS ! Un dangereux psychopathe rôde dans les rues de Whitechapel. Nous n’avons aucune information à son propos, mais avons retrouvé divers cadavres égorgés et mutilés, laissés à l’abdomen. Toutes les victimes étaient des femmes et, plus particulièrement, des femmes de la rue. Il manquait à certaines des organes internes. Faites attention. »

Ah ! Bien fait ! je savais que ces prostituées paieraient ! Mais quand même, quelle horreur… Je ne sais pas si je devrais sortir me promener… et si je tombais sur lui ? Vous imaginez ? Bon, je ne suis pas une prostituée, je n’ai sûrement rien à craindre. Le pain de viande est tendre. Il a refroidi. Mais qu’est-ce qu’il sent bon ! Il est un peu plus mouillé que d’habitude… peut-être que c’est à cause du foie. Je vais mettre le reste dans du sel pour le garder pour demain.

Bon, c’est décidé, je vais quand même me promener, ne vous en faites pas, je n’irai pas loin. Juste assez pour prendre un peu l’air. Je vous laisse, je vais me préparer.

*

La porte est bien fermée à clef, je vérifie toujours deux fois.

Il y a un peu de vent. Les pavés sont mouillés, comme tous les jours. Vivement qu’il ne pleuve plus ! Ils brillent grâce à la faible lumière du lampadaire du coin. Il ne marche pas très bien depuis trois jours, sa lumière vacille et parfois elle s’éteint, j’ai compté, pendant huit secondes, puis elle se rallume. Elle est accompagnée d’un petit bruit similaire à ceux que font les moustiques. Je n’aime pas les moustiques. Vous savez qu’en Islande, il n’y a pas de moustique ? Ils amènent le paludisme. Ça vient d’être découvert il y deux ou trois ans. Ça me fait peur. Comme cette rue. Je vais quand même m’y aventurer, car vous m’accompagnez, ça me fait moins peur. Sur l’autre trottoir il y a un petit garçon qui vient de chuchoter à sa maman : « Pourquoi elle parle toute seule la dame ? » Je ne sais pas de qui il parle, mais je ne trouve pas ça très poli. Il faudrait mieux l’éduquer.

Il y a une ombre au bout de la rue. J’ai peur que ce soit le psychopathe. Et si je faisais demi-tour pour rentrer ? Non ! si je fais demi-tour, je ne le verrai plus et il pourra m’attaquer sans que je le voie. Ça me fait froid dans le dos. J’ai des frissons. Ça chatouille, c’est rigolo. Peut-être que je rigole parce que je suis nerveuse. Ce n’est pas drôle de mourir. Sauf quand il s’agit de prostituées. Elles le méritent. Je ne les aime pas. Je crois que ça m’a donné du courage pour avancer. Je dois aller voir qui est au bout de la ruelle. Je vois de la dentelle. Un corset rouge. De long cheveux noirs relevés sur la tête. Une poitrine presque apparente, ornée d’un collier. Quelle honte. Mais ce collier ! Il est si beau ! Je vais lui demander d’où il vient. Oui, je vais oser. Je vais parler à une femme de bas étage pour la première fois. Et vous me soutiendrez.

*

Enfin j’ai fini ma promenade. Je suis désolée si j’ai arrêté de vous raconter ce qu’il s’est passé avec la femme, mais j’étais bien trop fatiguée. Et ici je suis saine et sauve. Ah ! La lettre, merci ! Heureusement que vous êtes là.

Alors…

« Voici un autre cadeau, mon cher Dr. Openshaw,

Vous avez envie de jouer, d’après moi. On va faire une devinette. La prochaine fois, qu’est-ce qu’il se trouvera dans la boîte ?

Pour cette fois, j’ai fait un beau pain de viande avec la moitié du foie. Je vous offre le reste.

À une prochaine et n’oubliez pas : attrapez-moi si vous le pouvez. »

Ah oui, je ne vous ai pas dit, j’ai trouvé quoi faire de la boîte.

N.d.l.a. : Le docteur Openshaw était le médecin qui s’occupait d’analyser les corps des victimes et a reçu des lettres du même style de la part du tueur en série, toujours accompagnées de bout d’organes qu’il avait fait frire et dont il avait mangé l’autre moitié…

Alyssa Weber

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.

Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©pattyjansen

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