Fish Eye : grand angle contrasté et fragmenté sur la pêche de masse
À bord d’un énorme chalutier qui sillonne l’océan Indien, des hommes bravent l’infini du temps et les conditions difficiles du travail en mer. Comme l’objectif photographique du même nom, le documentaire Fish eye d’Amin Behroozzadeh offre un angle de prise de vue particulier : un regard à la fois droit et poétique sur la pêche industrielle.
En ouverture, un plan en contre-plongée sur l’étrave du Parsian Shila, ce chalutier de 96 mètres de long sur lequel vivent et travaillent une vingtaine d’hommes pour la plupart originaires d’Afrique et d’Iran. Vue d’en-haut, la pièce avant du navire ressemble à une grosse baleine que rien ne pourrait arrêter dans sa traversée des eaux. Sans montrer tous les aspects de la pêche industrielle, Amin Behroozzadeh nous embarque sur le dos de ce cétacé de fer pour nous faire voir le quotidien de pêcheurs qui ont quitté pays et famille pour gagner leur vie.
Pas de face caméra, pas de voix off, très peu de sous-titres pour la compréhension des dialogues : le réalisateur filme tour à tour l’horizon, le chalutier et surtout les hommes, enfin les tonnes de poissons. À travers un enchaînement de longs plans fixes et une bande son exclusivement diégétique, Fish eye propose une série de contrastes visuels et sonores qui nous invitent avant tout à contempler, imaginer, et réfléchir sur les conséquences humaines et environnementales de la surpêche plutôt qu’à saisir son fonctionnement intrinsèque.
L’absence de repères
Ce qui frappe, très vite, c’est l’absence de repères, qu’ils soient temporels, spatiaux ou identitaires.
Combien de jours, de semaines ou de mois s’écoulent sous nos yeux ? Impossible de le dire. À une scène de jour sur le pont succède sans transition un ciel nuit noir, et les levers de soleil sur l’horizon pourraient tout aussi bien être des couchers de soleil. Le réalisateur filme des scènes quotidiennes de vie et de travail sans les inscrire dans une narration chronologique. Le temps s’étire.
À ce flou temporel se superpose une absence de repère spatial. Si l’intertitre localise le chalutier dans l’océan Indien, les images, elles, ne viennent jamais le confirmer. Sans ancrage spatio-temporel, les vagues et l’horizon filmés par Amin Behroozzadeh sont transposables en tout temps dans n’importe quelle autre partie du monde. On est suspendu, perdu peut-être même, dans un espace-temps indéterminé. C’est une boucle sans fin qui semble dire que le quotidien de ces hommes et leur pratique de la pêche se répéteront encore et encore… telle une fatalité ?
L’anonymat des travailleurs, dont l’identité et les trajectoires personnelles sont à peine évoquées, et les paroles rarement traduites et sous-titrées, viennent renforcer encore cette idée. Le documentaire suggère donc plus qu’il n’explique ; il laisse le spectateur combler les vides entre les ellipses narratives et se poser des questions.
Et le poisson ?
Il en est une d’ailleurs que tout spectateur se pose : où est donc passé le poisson ? Car dans ce film qui évoque l’animal dans son titre déjà – Fish eye -, il faut attendre la 43ème minute pour voir apparaître le premier – petit – spécimen. Et progressivement, émergent à l’écran des flots puis des tonnes de – gros – poissons ! Sur le long tapis roulant qui porte la pêche du pont aux cales frigorifiques, les quantités se déploient enfin.
Ce qui était absent devient alors omniprésent à l’écran : on est contraint de regarder le poisson agonisant droit dans les yeux. Les traces de sang d’abord discrètes sur les écailles irisées se transforment en marée rouge dans l’océan.
À la fois monstre et îlot de survie, le Parsian Shila étend ses grues et filets pour engloutir la mer et scander la loi du plus fort : les gros poissons mangent les petits, le capitalisme réduit les hommes à des actes démesurés en contrepartie d’une piètre qualité de vie.
Une rhétorique des contrastes
La dureté des dernières images de pêche est habilement neutralisée par un magnifique coucher de soleil. C’est ce qu’Amin Behroozzadeh s’efforce de proposer tout au long du documentaire ; il construit une véritable rhétorique des contrastes où rudesse et douceur cohabitent inlassablement grâce à différents procédés.
Le traitement du son, d’une part, est remarquable : des captations sonores oppressantes de moteurs et machines succèdent à des scènes presque silencieuses. Les moments de vie choisis alternent quant à eux repos, contemplation, ennui solitaire avec, à contrario, des scènes de communion et d’effervescence collective.
Ainsi toutes les tensions trouvent-elles leur pendant d’apaisement et l’on est saisi par la bienveillance et la solidarité qui régissent les rapports humains et hiérarchiques, ainsi que par la grandeur des éléments naturels.
Une démonstration de résilience ?
On passe d’un sentiment à l’autre, et derrière cette rhétorique poétique se dessine une forme de résilience des humains et de la nature face à l’ineptie du système. Il faut bien survivre : les hommes prient, s’en remettent à Dieu, tandis que les animaux continuent de se reproduire et de nager.
À travers son objectif particulier, Fish eye ouvre des fenêtres à 180° propices aux questionnements et à de vives émotions. À la fin, chacun quitte le navire comme il sortirait d’un rêve encore engourdi ; frappé par les excès d’un système économique dévastateur mais touché par la force morale des hommes qui le subissent.
Thalia Eissler
Référence : Fish eye, Amin Behroozzadeh, Iran, 70 min.
Photo : Fish eye, Amin Behroozzadeh, Iran