Le banc : cinéma

La Bobine 11004 : faire trace

La bobine 11004 a été classée « secret défense » par le Pentagone pendant trente-six ans. Elle fait partie d’un documentaire, Le Japon vaincu, tourné par l’armée américaine en 1946. Elle garde les traces de l’après Hiroshima et Nagasaki. C’est la possibilité même de cet après que questionne la réalisatrice Mirabelle Fréville dans son court-métrage, La Bobine 11004.

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Images rapides, entrecoupées de blancs. Des visages, des corps, des paysages que l’œil n’arrive pas à identifier. Tout passe trop vite. Les blancs, oppressants.

Puis, les premiers crédits. Le titre. La Bobine 11004.

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C’est d’abord l’univers matériel de la bobine qu’on pénètre – son déroulement, sa mise en scène, le clap qui indique que « ça tourne ». Documentaire ou cinéma ? Réalité ou invention ? Peut-être que l’horreur, quand elle est insoutenable, devient de la fiction.

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Des murs éraflés, où se nichent des éclats de verre et de métal qui sont mesurés avec une règle. Des murs blancs, sur lesquels le sang a remplacé les éclats. C’est rouge-brun, comme de la mauvaise peinture. Qui sont les gens qui ont laissé ce sang ? Est-ce qu’on peut toujours les appeler des « gens » ? La bande-son est métallique, elle grince.

Après les murs, ce sont les choses – un fauteuil, une armoire, des tuyaux, un tissu. Comment mesurer la radiation qui pénètre par les pores les plus infimes de la matière ? La bande-son crisse, les choses laissent place aux corps, les bruitages deviennent des notes. Une femme regarde la caméra, les yeux brouillés. Ses paupières, ses pommettes, son nez sont brûlés. Qui regarde-t-elle ? Le caméraman ? Celui à qui la bobine (de propagande) est destinée (l’ennemi vainqueur) ? Ou nous qui, plus de septante ans plus tard, continuons à exploiter la puissance atomique ?

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La bobine est une enquête, une manière de chercher des traces – de faire trace.

Les corps ne guériront jamais. Entre les images qui s’entrechoquent, les paroles de Trumann ; il loue les bombes et vilipende les Japonais, qui ont « reçu la monnaie de leur pièce ». À l’écran, on applique une gaze dérisoire sur des doigts qui ont disparu. Pour pallier l’absence de voix-off, des messages succincts s’inscrivent sur l’écran : ils fournissent au film un ancrage historique minimum. Ils ne jugent pas, ils énoncent des faits.

Après la victoire, les États-Unis envahissent le Japon et imposent une politique de censure. Ceux qui ont subi la bombe n’ont pas le droit d’en parler. On ne leur explique pas de quoi ils souffrent. Le terme « blessure atomique » est banni. En apparence, il n’y a aucun problème. Le rrrrriiiirrrrrrriii d’un compteur Gegeir rencontre une berceuse – aucun problème, mais les corps ne guériront jamais. Les plus terribles sont ceux des enfants, dans un voyeurisme qui confine à l’esthétisation malsaine. Entre la vie et la mort, le corps irradié semble devenir l’expression désincarnée d’un art créé par la bombe-A. Les victimes, prisonnières de la bobine, accèdent à une immortalité illusoire – mais nous savons bien, nous, ce que les radiations vont faire aux corps, inéluctablement.

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Il y a beaucoup d’impuissance dans les gestes des soignants, dans les bandages qui se font et se défont. De la douceur aussi, tout ce qui reste après l’irradiation.

La scène la plus frappante : une jeune fille en yukata coloré. Deux soignants débandent son bras et observent sa main. Derrière elle, sur une table, un vase contient un ikebana. La jeune fille détourne ses yeux, elle ne veut pas regarder sa main. De par le cadrage, le spectateur ne peut, lui, détourner ses yeux : ce que le caméraman filme, c’est la main – cependant, le montage opéré après-coup sur la bobine opère un retrait aussi radical que celui de la fille. Un zoom avant sur l’ikebana, dans l’arrière-plan, fait disparaître la blessure. On ne saura pas ce que la fille a à la main : seul reste l’ikebana, rendu de plus en plus flou, de plus en plus lumineux par le grossissement.

Et les oiseaux qui piaillent sur le compteur Geiger, de plus en plus fort.

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Apprend-on du passé ? Apprend-on des images ?

En 1945, le président Trumann déclare à son pays vainqueur : « C’est une montée en puissance du pouvoir de l’univers. » Les images de propagande américaine se mêlent aux extraits de la bobine 11004 ; elles glacent les sangs. Les champignons atomiques montent vers le ciel, un journaliste commente d’une voix nasillarde les progrès exceptionnels de la politique nucléaire américaine.

A-t-on le droit d’utiliser cette puissance ? D’oublier les dangers face aux bénéfices ? En faisant confiance à l’atome, nous décidons pour nous-mêmes – mais aussi pour les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux qui viendront demain, et après-demain. En a-t-on le droit ?

« Cela peut être notre cadeau pour les générations futures », répond Trumann.

God bless America. Nous n’apprenons rien.

Magali Bossi

Références :

Mirabelle Fréville, La Bobine 11004, France, 19 minutes.

Photo : Mirabelle Fréville, La Bobine 11004, France

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