Le banc : cinéma

La bobine 11004 : un passé qui ne passe pas

La bobine 11004 de Mirabelle Fréville revient sur un moment sombre de l’histoire japonaise et mondiale, à travers un épisode méconnu : pour témoigner des effets de la guerre sur la population japonaise, l’armée américaine décide en 1946 de réaliser un film. Parmi les bobines de ce documentaire, la n°11004, matière première du film de Mirabelle Fréville, explore les effets du double bombardement atomique du Japon sur les populations civiles.

« Tu n’as rien vu à Hiroshima. » Si cette réplique résonne dans la mémoire du cinéphile d’aujourd’hui, elle évoque aussi l’occultation du traumatisme et de ses terribles conséquences par l’armée américaine. Face à l’ampleur des blessures, le Pentagone a préféré ne jamais diffuser le film. En visionnant les extraits de la bobine 11004 recomposés par Mirabelle Fréville, on comprend la décision de l’armée américaine, tant ces images attestent des traumatismes en tout genre subis par la population japonaise.

Gros plans sur les corps déformés, les membres amputés, les chairs meurtries. Trainées de sang sur les murs. Opérations en urgence et sans anesthésie. La survie comme sursis pour les rescapés, qui ignorent que la radioactivité va grignoter le reste de leur vie, telle une bombe à retardement. À ces images désastreuses sont juxtaposés des extraits de discours du président Truman sur la bombe atomique. Le ton se veut rassurant et même optimiste, avec des accents prométhéens : pour Truman, l’arme atomique est un progrès pour l’humanité, car elle nous donne accès à une puissance égale à celle du Soleil. Et les États-Unis se fantasment comme le nouvel astre autour duquel gravite le reste du globe…

Par son montage qui met en regard discours officiel et réalité sur le terrain, ce court-métrage assez expérimental parvient à déconstruire la propagande américaine aussi efficacement qu’un long discours didactique. Le rythme est saccadé, alternant entre gros plans sur les visages et les corps, images d’archives, transcriptions de discours officiels. La bande-son imite un grésillement intempestif, comme pour marquer les stigmates de ce passé qui ne passe pas. Le film cherche à déstabiliser notre regard sur un événement pivot de la guerre, souvent considéré comme son épilogue : il rappelle que ce fut tout autant le prologue d’un calvaire interminable pour les habitants des régions bombardées.

Si le bombardement américain a mis un terme foudroyant à l’implication militaire japonaise, ce court-métrage nous permet de comprendre que les enjeux, pour les États-Unis et leurs alliés, étaient plus larges et moins avouables : il s’agissait de tester une technologie inédite de destruction massive sans risquer d’en subir les conséquences directes. Les intertitres qui parsèment le film soulignent qu’on a fait du Japon un terrain d’expérimentation grandeur nature.

Avec le recul historique, ce film nous rappelle l’étendue de notre compromission avec un atome dont nous ne connaissons que trop l’étendue des dégâts, mais dont nous sommes loin de maitriser tous les risques. Après un demi-siècle de Guerre froide, après Tchernobyl et Fukushima, après tant de mobilisations citoyennes, comment ne pas sourire à l’angélique discours américain assurant l’entrée, grâce au nucléaire, dans une ère de paix et de progrès ? Septante-cinq ans après son tournage, cette bobine 11004 a conservé tout son rayonnement.

Samuel Harvet

Référence :

Mirabelle Fréville, La Bobine 11004, France, 19 minutes.

Photo : Mirabelle Fréville, La Bobine 11004, France

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