Les réverbères : arts vivants

La famille cellule du monde

Éventail fleuri, bouteille d’eau fraiche, nous sommes chaleureusement accueillis par l’équipe au sein de la salle de spectacle du Théâtre Alchimic. Le fils de Jean Fournier, Michel Fournier, propriétaire des lieux, a toujours souhaité que l’ancien cinéma mythique, le Pigalle, reste un lieu artistique. Grâce à lui, le metteur en scène genevois, Pierre-Alexandre Jauffret a pu y installer un théâtre d’une centaine de places, où le public vient se délecter depuis la saison 2008-2009.  

Du rond au rouge

Sur les planches, une projection qui représente le logo du théâtre au fond rouge, un grand A accompagné de taches blanches en mouvement ou de bulles selon notre lecture. Sur la scène, un échafaudage, une échelle, des caisses avec des panneaux blancs insérés tout contre, qui permettent la réflexion de la projection bicolore. En fond sonore, de la musique d’ambiance type lounge. Les murs sont baignés d’un flux lumineux rouge. Suspendue au plafond, une lampe sphérique rouge. Serait-ce une version innovante de la fameuse servante, une veilleuse qui fait fuir les fantômes à l’issue de la présentation des pièces ou, simplement, un élément rouge et rond qui forme un tout avec la scénographie et l’identité visuelle du théâtre ?

La projection se met en mouvement : on y découvre la terre de loin, encore un élément sphérique, puis en gros plan, on la voit qui tourne. Les détails de la surface du globe nous amènent à glisser vers des motifs harmonieux de couleurs et de matières en devenir, qui se succèdent, alchimie. Tout à coup, un œil, deux yeux d’un enfant qui nous regardent. Une fumée blanche s’échappe des planches, le globe rejoint l’arrière fond. La présentation est lancée, le maître de cérémonie, Pierre-Alexandre Jauffret nous rejoint.

Du rouge en lutte

Dans son discours et parmi la liste des entités à remercier, qui permettent l’évolution et le maintien du théâtre, il met un accent sur le collectif Culture lutte et la votation du 19 mai dernier en faveur d’une cohérence des entités culturelles du canton. Il est à rappeler que l’Alchimic a dû annuler sa présentation de saison 2018-2019 et se limiter dans sa production, ceci en raison de coupes budgétaires. Grâce aux divers soutiens obtenus, privés et étatiques, l’équipe du théâtre s’est étoffée. Le bilan de la saison passée est positif dans le sens où la fréquentation a augmenté de 16%. Le théâtre fait, depuis peu, partie de la FRAS (Fédération romande des arts de la scène). Un nouveau partenariat a été mis en place pour cette saison à Genthod, où une salle de 300 places accueillera le public pour cinq des pièces de la saison.

Ensemble sous un toit

Pour en venir à la Terre mère de cette saison, celle-ci est composée de sept créations, un spectacle d’accueil et un spectacle hors abonnement. Le fil conducteur est la famille, la famille qui n’en est pas une, la famille en crise, la famille cellule du monde, la famille du théâtre. Il s’agit d’explorer l’actualité à travers la cellule familiale ; voici la mission que s’est donnée l’Alchimic.

 

La première pièce de la saison, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, est un huis-clos qui dépeint d’une manière sombre et désenchantée les relations sororales d’amour et de haine, alimentées depuis l’enfance par la jalousie. A la mort de leurs parents, les rôles de victime-bourreau s’inversent. Violence psychique, violence physique s’en suivent, lutte de pouvoir. La rivalité et la compétition à outrance de deux sœurs permet-elle un développement psychique et émotionnel équilibré et durable ? Une relation complice, remplie d’amour et d’empathie ne serait-elle plus judicieuse ?

Trop d’agitations subies dans le monde extérieur ? On suivra alors Marjolaine Minot et Philippe Minella dans Je suis la femme de ma vie. La pièce parle de l’amitié avec soi-même. Les deux artistes ont cherché à donner vie à cet espace, à ce grand théâtre invisible de nos voix intérieures. Sur une structure en bois qui tourne sur elle-même – tout comme tourne la terre, le temps et les pensées – la protagoniste se déplace, se cherche et se livre. Elle est accompagnée par le batteur de jazz Rafaël Koerner qui donne aux états d’âme du personnage une « matière organique. » Laissons-nous emporter dans le monde de l’auteure, qui répondra à certaines de nos interrogations les plus intimes.

Première mise en scène qui met en exergue le rôle du géniteur au masculin, accouplé à sa descendance féminine: Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? est l’histoire d’une tragédie familiale qui raconte les retrouvailles fatales d’une fille et de son vieux père maltraitant. La solitude de certains pères traitée comme un coup de poing, un père malade, un père condamné. Une verve sensible, cinglante et caustique écrite dans la simplicité lyrique de la plume de Carole Thibaut. La souffrance extrême de cette relation filiale, s’achèvera –t –elle avec l’inexorable, la mort ?

S’en suit un conte de Perrault version adultes : Chemins de sang, cette comédie déjantée,  originale, loufoque et amorale à souhait est une déviation du Petit chaperon rouge. Ici, la cruauté est le maître mot. Souvenez-vous de l’ambiance qui règne dans Brazil de Terry Gilliam…Gare à ceux ou celles que le sang révulse et bienvenue à ceux et celles qui rêvent d’un monde plus coloré !

La rupture du cordon ombilical entre parents et enfants est le fil de trame de cette comédie surréaliste intitulée Comédie sur un quai de gare, qui présente un trio sur scène et une voix off. Thierry Piguet, un des protagonistes nous décrit la pièce comme étant une œuvre  d’aujourd’hui, dotée d’un sens certain de l’observation, aux dialogues décalés et insolites, pleins d’humour et de dérision. Une scénographie bi-frontale, simple sans esbroufe, dont l’originalité consiste à donner la parole au haut-parleur qui va s’immiscer dans le dialogue des voyageurs. Découvrir cette pièce permet de s’interroger sur ce thème qui nous ramène à la cellule familiale.

Qu’en est-il de nos jours des relations employeurs – employés à domicile? Pièce en plastique est une critique de la société. Chaque personnage est en crise, sauf l’employée de maison maltraitée, qui est sage et reste calme, en opposition avec les membres de cette famille. Cet être humain vilipendé arrivera à renverser la situation de départ, en devenant la muse d’un artiste dans le vent. Sur les splanches, la situation bascule mais en réalité combien de fois cela se produit-il ? Mayenburg entraîne le spectateur à interroger son propre comportement.

Misery, ce thriller conçu pour les planches, en huit clos, nous l’avons certainement tous déjà lu ou vu au cinéma. L’histoire de cette femme folle qui séquestre un écrivain et lui fait modifier le cours de ses écritures car elle s’identifie à l’héroïne de l’histoire, Annie. Un livre, un film et maintenant une pièce de théâtre. Ce nouveau medium nous séduira-t-il ?

Le seconde oeuvre consacrée au rôle du père touché par la maladie a été primée du Molière de la meilleure pièce. Le Père est une tragicomédie, une lente descente aux enfers, un retour à l’enfance. Difficile d’accepter de devenir, un jour, l’enfant de son enfant. Vous l’avez deviné, le thème traité est la maladie de l’Alzheimer. Dans cette scénographie, le parti pris est de faire se mouvoir les objets ; chaque  élément de la mise en scène, disparait au fur et à mesure de la perte des repères d’André et de ses certitudes. Autour de nous, nous avons tous une connaissance souffrant de cette maladie de notre temps, comment l’appréhender ? Cette histoire est en quelque sorte notre histoire.

La saison 2019-2020 de l’Alchimic se termine sur un spectacle qui nous donne la banane. Ionesco, La Cantatrice chauve, un grand classique ! Des comédiens, des marionnettes, le public assiste à un spectacle de clown. Les personnages se mélangent aux marionnettes dans ce jeu subtil et hilarant, accompagné d’une mise en scène qui passe de la satire grinçante au désarroi. Enseignants : emmenez vos élèves ! Parents : emmenez vos enfants ! Un spectacle de clôture truculent.

Valérie Drechsler

Infos pratiques : 

https://alchimic.ch/category/saison-2019-20/

Photos : © Marion Savoy (inner 1), Oscar Bernal (inner 2), Alchimic (banner)

Valérie Drechsler

Le cœur et l’esprit de Valérie vibrent au rythme des découvertes de créations artistiques ; théâtre, danse, musique, cinéma, beaux-arts. Née dans le monde culturel, elle a étudié les arts, y travaille et cultive cette richesse qui sans cesse appelle à être renouvelée.

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