La Favorite : une affaire de femmes
Avec La Favorite, Yórgos Lánthimos tisse une intrigue à trois voix, dans une Angleterre baroque et cruelle. Pour régner, mieux vaut connaître son ennemi ! Sortie le 6 février 2019.
Trois femmes et un trône
Angleterre, début du XVIIIe siècle. – La reine Anne (Olivia Colman) accède au trône en 1702. Ses troupes sont en guerre contre la France. Pour financer les campagnes menées par John Churchill, 1er duc de Marlborough (Mark Gatiss), des impôts supplémentaires doivent être levés. Mais Anne est lasse. Malade, elle est frappée de crises de goutte fréquentes. Elle se repose entièrement sur sa proche amie, Sarah Churchill, duchesse de Marlborough (Rachel Weisz). Sarah est tout ce qu’Anne n’est pas : volontaire, inflexible, elle possède un sens aigu de la politique et connaît parfaitement les rouages du pouvoir. C’est elle qui a l’oreille de la reine et qui manœuvre pour écarter les pièges tendus par le chef de l’opposition, Robert Harley (Nicolas Hoult). Elle qui entretient avec Anne une relation basée sur une amitié ambiguë et une franchise à toute épreuve, qui dépassent souvent le respect dû au rang. Elle est la favorite.
Pourtant, tout bascule avec l’arrivée d’Abigail Hill (Emma Stone). Cousine de Sarah, ancienne lady, elle a perdu son rang et sa fortune à cause d’un père trop joueur. Pour sortir du caniveau, elle se fait employer au palais, d’abord comme servante, puis comme dame de chambre. Et, de fil en aiguille, elle croise la route d’Anne…
La basse-cour d’Angleterre
Avec La Favorite, Yórgos Lánthimos signe un film en costumes qui aborde la Grande Histoire… par la lorgnette de la chambre à coucher royale. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les victoires de l’Angleterre sur la France, mais plutôt ce qui se passe dans le secret des palais. La Favorite est un film de cour – ou plutôt, de basse-cour. On y organise des courses de canards, on y tire des pigeons et on y laisse gambader des lapins. Dès le début, la bande-son offre un éventail de caquètements, gloussements, grattements typiques des volières les mieux fournies. Par la suite, certaines scènes filmées en fisheye accentuent cette impression : alliant distance focale très courte et grand angle de champ, le fisheye paraît paradoxalement réduire l’espace tout en l’agrandissant. À l’instar des personnages, enfermés dans l’univers étriqué et hiérarchisé de la cour, nous sommes dans un bocal – ou plutôt, dans un poulailler, condamnés à poser sur le monde un regard artificiellement orienté par la cage qui nous retient.
Dans cette basse-cour royale, chacun tente de conserver sa place : on intrigue, on trahit, on se vole dans les plumes et on se prend de bec ! Au centre de l’agitation, la reine Anne est comme les lapins qu’elle garde dans sa chambre, et à qui elle donne les noms de ses enfants mort-nés. Olivia Colman lui donne un caractère à la fois touchant et insupportable, avec ses yeux effrayés de rongeur quémandant de l’affection mais se complaisant dans un pathos agaçant. Auprès d’elle, Rachel Weisz incarne une Sarah Churchill aussi calculatrice qu’avisée. Avec son regard acéré et son sourire qui cache une volonté de fer, elle est l’oiseau de proie qui surveille la basse-cour – prête à fondre sur celui qui aura un instant de faiblesse. Alors que dans le rôle d’Abigail Hill, Emma Stone fait plutôt office de colombe, douce et innocente, sincèrement soucieuse de la reine.
Que signifie « aimer » ?
S’articulant sur les relations qui relient trois femmes (Anne, Sarah et Abigail), La Favorite échappe pourtant aux schématisations aisées. À première vue, tout semble simple : la reine Anne, impotente, est en quête d’une affection que Sarah, son amie (et amante), ne parvient pas à lui donner en suffisance, du fait de sa franchise sans détour. Abigail, fraîchement arrivée, offrira à Anne ce dont elle a besoin (et plus si affinités). Néanmoins, force est de constater que les qualifications aisées (Anne-victime, Sarah-bourreau, Abigail-consolatrice) volent rapidement en éclat.
Si, de prime abord, Abigail semble être le personnage le plus entier, elle poursuit en réalité un but bien moins altruiste : remonter au plus vite dans l’échelle sociale. Pour elle, le tournant s’amorce lors d’une scène de séduction, en pleine forêt. Poursuivi par le baron Samuel Masham (Joe Alwym), elle se refuse à lui… mais comprend qu’elle a là l’occasion de regagner son statut d’aristocrate. À partir de là, elle n’hésitera pas à intriguer, avec une assurance de plus en plus affichée, et offrira à Anne ce que cette dernière attend : un amour apparemment sincère – en réalité calculé.
Face à elle, Sarah, l’éminence grise, voit sa place de favorite fragilisée. Au fur et à mesure que la confiance d’Anne lui échappe, sa façade se craquelle. Si elle tente par tous les moyens de conserver l’affection de la reine, c’est avant tout par conviction : elle a une vraie vision politique pour son pays, qu’elle défendra coûte que coûte. Alors qu’elle semblait être le personnage sans cœur de l’histoire, elle laisse entrevoir sa vraie nature. Pour elle, l’amour n’a rien à voir avec la flatterie des courtisans. Aimer, c’est avant tout être honnête. Quoiqu’il en coûte.
Balancée entre Sarah et Abigail, Anne suscite des sentiments ambivalents : de la pitié, elle nous fait glisser peu à peu vers l’agacement et l’écœurement. Ce qu’elle recherche, c’est évidemment quelqu’un qui l’aime, qui lui témoigne de l’affection… mais aussi qui lui dise ce qu’elle a envie d’entendre. Si c’est ce qu’elle croit trouver avec Abigail, la dernière scène du film de Yórgos Lánthimos détruit ce rêve, puisqu’en réalité, loin d’être devenues plus libres grâce à leur ascension sociale ou à l’affection retrouvée, les deux femmes se retrouve dans une nouvelle cage qui les enferme davantage, entre dépendance sentiment et faveurs sexuelles permettant d’arriver à ses fins…
Renverser les genres
La Favorite joue enfin sur un important renversement des genres. « Derrière chaque grand homme se cache une femme », dit une phrase bien connue. Yórgos Lánthimos dément cette idée, arguant plutôt que derrière chaque grande femme se cache une femme.
Régnant en maîtresses habiles sur la cour, les femmes supervisent de loin les batailles et l’avenir des royaumes. Si elle s’avère être une dirigeante peu impliquée, Anne n’en est pas moins reine ; à ce titre, c’est à elle que revient l’ensemble des décisions. Dans l’ombre, c’est Sarah qui tire les ficelles et souffle ses conseils aux oreilles du Premier Ministre Godolphin (James Smith). Et, dans les secrets des chambres à coucher, c’est Sarah qui domine Anne lorsque sa souveraine l’ordonne, Abigail qui dirige comme elle l’entend ses ébats avec Samuel Masham… Face à elles, les hommes sont absents (c’est le cas du duc de Marlborough, parti pour une guerre dont aucune image n’est montrée), inefficaces (à l’instar de Masham, dont les tentatives de séduction n’aboutissent à rien) ou ridicules (comme Robert Harley, avec ses fanfreluches à dentelles, sa perruque et ses joues poudrées). Témoins cette inversion, les costumes des unes et des autres renversent les clivages de genres : Sarah aide Anne à revêtir son plastron de cuir, avant de partir chevaucher avec elle, en pantalons et bottes de cavalière. Même dans sa robe de cour, elle paraît physiquement plus dure, plus forte que ses opposants masculins, lesquels avec leurs tenues trop sophistiquées, glissent dans un baroque caricatural qui les transforme presque en personnages de théâtre – alors que Sarah, Abigail ou même Anne apparaissent comme des êtres bien plus « réels ». Plus tangibles. Pour autant, Yórgos Lánthimos ne propose pas un nouvel ordre où les femmes deviendraient toutes-puissantes ; au contraire, il montre la cour d’Angleterre comme un panier de crabes où le pouvoir passe de main en main et fascine ; où chacun – homme ou femme – cherche à intriguer pour se rapprocher de ses objectifs. Un monde où, pour essayer de gagner, on doit utiliser toutes les cartes qu’on a en mains.
Film en costumes, intrigue cruelle, récit caustique, remise en question des clivages de genre : La Favorite offre toutes ces facettes – et plus encore. Afin de s’en persuader, le mieux est sans doute de pousser la porte d’une salle obscure et de se laisser porter dans l’Angleterre de Yórgos Lánthimos. Je vous préviens, vous y laisserez des plumes.
Magali Bossi
Référence :
La Favorite de Yórgos Lánthimos (sorti en salle le 6 février 2019).
Photo : https://screenrant.com/favourite-movie-true-story-ending-explained/