Les réverbères : arts vivants

La vie, Fred, c’est Tropinzuste !

Lui, c’est Fred. Un type plutôt attachant. Un bon employé, un gars intègre. Mais surtout, un papa qui aime son fils, Lenny (sept ans). Fred et Lenny, ce sont les héros de Tropinzuste, au Théâtre des Marionnettes de Genève jusqu’au 3 février.

Figuration intérieure

Là, nous sommes dans la tête de Fred – ou, plus précisément, dans les pensées qui se bousculent dans la tête de Fred, durant les 14 secondes pendant lesquelles il attend le bus, sous la pluie. Vous l’aurez compris, dans Tropinzuste, Isabelle Matter met en scène la figuration de la vie intérieure. Tout commence avec deux vitres coulissantes, recouvertes de peinture blanche – comme une double-fenêtre encore fermée. Devant se tient Fred (Frédéric Landenberg, à la fois dégingandé et touchant) : pull à capuche, sac, baskets, grand sourire… et un petit nuage suspendu au-dessus de lui. Parce qu’il pleut au-dehors, mais pas dans la tête de Fred, qui troque le mauvais temps pour la magie des mille et une choses du quotidien. Et, tandis qu’il parle, une main invisible (la très drôle Hélène Houdovernik, qu’on retrouvera plus tard) trace sur les vitres de son esprit les scènes qu’il évoque : la pluie, l’usine (Fred travaille pour une entreprise qui élève des poules pondeuses en batterie), les embouteillages… À cette scène du monde adulte ordinaire viennent se greffer des éléments d’enfance : le toit dentelé de l’usine évoque brusquement la gueule d’un tyrannosaure, on y devine le mot « maman »

Car pour Fred, l’enfance n’est jamais loin. Elle est d’abord incarnée par son fils, Lenny, une marionnette en mousse souple, un petit démiurge tout blanc qui volette dans les pensées de son papa. Dans l’esprit de son père Lenny, a « de grands yeux de chiots » et pose des milliers de questions. « Dis papa, combien de pensées on peut avoir à la fois ? » Alors, Fred lui raconte sa propre enfance, ses parents, les cadeaux joliment emballés, les dessins animés inoubliables – surtout Calimero, le petit poussin malchanceux sur qui le destin s’acharne. Il parle aussi de la mère de Lenny, la femme qu’il a tant aimée, désormais partie bien loin.

Mais un jour, Fred promet à Lenny des crêpes au sucre et citron. C’est là que tout dérape.

Omniprésente injustice

Parce que pour faire des crêpes, Fred doit acheter des œufs – mais, pressé de rejoindre Lenny, il n’a pas le temps de faire des courses. Fred vole des œufs à l’usine. Fred se fait renvoyer. Pourtant, Fred voulait juste faire des crêpes à son fils et il aurait remboursé les œufs ! Tout ça ne partait pas d’une mauvaise intention, dans le fond… Tropinzuste, c’est aussi une plongée dans l’injustice du quotidien, dans ces petits faits qui s’acharnent sur les êtres pour les empêcher d’avancer. Métaphore de ces fêlures, la coquille cassée qui orne la tête de Calimero est omniprésente. L’œuf devient une représentation de la fragilité de l’existence :

« Dans cette première collaboration artistique entre le Théâtre Am Stram Gram et le TMG, ce sont les œufs qui donnent le ton. D’aspect si semblable, leurs destins sont pourtant loin d’être égaux : certains d’entre eux finiront brouillés, mollets, battus ou en omelettes, tandis que d’autres seront joliment décoré ou tendrement couvés… N’est-ce pas tropinzuste ? »[1]

Entre simplicité et gravité, humour et émotion, le texte de Fabrice Melquiot explore les différentes facettes de ce destin qui retombe comme une crêpe ratée : la fin de l’amour, le divorce, le licenciement, les disputes… Le texte est à lire à deux niveaux. Si certaines scènes (la confrontation avec la directrice de l’entreprise, la salle de classe, la collègue trop entreprenante) font rire les adultes – par les mots utilisés ou les situations évoquées – d’autres moments reposent sur un comique gestuel (prestidigitation, corps déformés des marionnettes, chorégraphies, grimaces) et un humour de répétition qui s’adressent particulièrement aux enfants. Citons, pour l’exemple, la scène où la marionnette de Fred enfant appelle sans cesse ses parents à grand renfort de « Mamaaaaaan ! Papaaaaaa ! », pour leur poser des questions plus étranges les unes que les autres…

Qu’on soit grand ou petit, Tropinzuste nous questionne de manière différente : doit-on, comme Calimero, conclure que la vie est tropinzuste et se laisser porter ? Ou faut-il conserver notre optimisme ? Quelle voie choisirons-nous ? Et quelle voie choisira Fred ?

Imagination plastique

D’un point de vue technique, Tropinzuste est également une belle réussite. Avec des accessoires simples (une vitre, de la peinture blanche, des œufs, des caisses métalliques), Frédéric Landeberg et Hélène Hudovernik bâtissent progressivement l’espace mental de Fred. L’onirisme et la plasticité des pensées sont suggérés à la fois par le caractère évolutif des dessins (tracés sur les vitres ou sur les caisses, par exemple), et par le côté souple des marionnettes. Elles sont de quatre types. Elles peuvent tout d’abord représenter des enfants de sept ans – Lenny ou Fred lui-même, tel qu’il se voit dans ses souvenirs – et sont présentées de pied en cap. Elles peuvent incarner ensuite des adultes auxquels sont confrontés des enfants – les parents de Fred, par exemple, dont il se figure uniquement les jambes (jusqu’à la taille) : autrement dit, la partie qu’un enfant aperçoit le plus souvent, en raison de la différence de taille. Le procédé s’inverse pour les marionnettes de la directrice et de la collègue : cette fois, c’est uniquement le torse et la tête qui apparaissent, le visage concentrant les émotions de ces personnages plutôt antipathiques… Enfin, elles peuvent symboliser le souvenir. C’est le cas avec le manteau de la maman de Lenny, dans lequel se glisse habilement Hélène Hudovernik : entre vêtement oublié après la rupture et souvenir encore bien vivant, le corps de l’actrice ressuscite pour un temps le linceul de l’amour perdu… avant de l’abandonner.

Comme l’esprit, ces marionnettes de mousse font preuve de souplesse face à la vie. Leurs corps flexibles prennent des coups, se font tordre, malmener, étirer… mais reviennent toujours à leur place. Comme Fred qui, au final, apprend à résister à ces séries noires de tropinzustices. Après tout, ce qui compte, c’est Lenny. Et les crêpes au sucre et citron.

Non ?

Magali Bossi

Infos pratiques :

Tropinzuste, de Fabrice Melquiot du 16 janvier au 3 février 2019 au Théâtre des Marionnettes de Genève.

Mise en scène : Isabelle Matter

Avec : Hélène Hudovernik et Frédéric Landenberg

https://www.marionnettes.ch/spectacle.php?action=details&id=218

Photos : ©Carole Parodi

[1] Dossier de présentation de saison 2018-2019, p. 15.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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