Le banc : cinéma

L’amour du cinéma contre l’amour tout court

Dans son deuxième long-métrage, Love poem, Xiaozhen Wang met ses relations amoureuses au service du cinéma, dans son potentiel à représenter, mieux, à gouverner, des vies. Le documentaire interroge les limites du genre en faisant de la question du jeu d’acteur un problème éthique. Mais à quel prix cette interrogation est-elle menée ?

La scène de dispute du couple dans la voiture au tout début du film esquisse la forme de l’ensemble : un récit sur le réalisateur lui-même, dans sa vie de père de famille et au-delà. Rupture avec son épouse, caprices de leur fille gâtée, visite au grand-père malade, rencontre avec l’amante supposée… Rien ne peut interrompre la caméra dans sa détermination et son insistance à observer le réel, sans jamais intervenir. Que documente-elle au juste ? Ce qui est montré est certes éprouvant à voir, mais c’est surtout ce qui adviendra après le tournage qui demeure inquiétant pour les spectateur·trices.

Acteur de son propre film, Xiaozhen Wang semble vouloir renverser la relation entre le réel profilmique et l’univers de l’œuvre, pour faire entrer celle-ci dans le cours de celle-là. Ainsi le film, tourné en un seul plan-séquence, devient un élément destructeur de la vie de celle à qui il doit sa réalisation même – la femme, qui accepte de jouer aussi la maîtresse par ailleurs. Le « It’s just acting » lancé par l’épouse nous confirme que les personnages jouent bien leurs propres rôles, suivant les conventions du cinéma documentaire. Sauf qu’ici, ils les jouent en jouant. Un faux documentaire ou un mélange imprudent de docu-fiction ? Un dispositif cruel qui oblige une femme à simuler la rupture et l’humiliation, puis une culpabilité et une erreur – alors même qu’elle essaye de se convaincre, en pleurant, qu’il ne s’agit que d’un film parmi d’autres et que tout se remettra en place une fois le rêve du réalisateur achevé. « You’ll finish your film and realize your dream », dit l’épouse parfaitement consciente d’être victime d’une manipulation. « Dedicated to my dear wife » – retorque pragmatiquement le titre final, comme si tout ce qu’on venait de voir n’avait aucune valeur affective.

Cette assimilation du documentaire et du jeu me dérange. Elle sous-entend une séparation radicale, et donc une rencontre annulée, entre le vécu et la fiction, le réel et l’imagination. Or un retour en arrière est-il vraiment possible ? Posée au sujet des protagonistes, cette question continue à me peser après le visionnage du film. C’est en ce sens que le documentaire de Xiaozhen Wang est tourné vers la vie : non pas celle(s) représentée(s) dans le film, mais celles qui l’entourent, en amont comme en aval, de sa conception à sa réception. Dire que le réalisateur joue avec le feu serait sous-estimer le potentiel du cinéma à explorer le réel. L’accuser d’une démarche irresponsable serait tout autant priver le documentaire de toute possibilité d’expérimentation. Le film construit donc son propre déplacement à travers les genres. En prenant des risques.

Marie Kondrat

Référence :
Love poem de Xiaozhen Wang, Hong Kong, 2020.

Photo : Love poem de Xiaozhen Wang, Hong Kong, 2020

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