Les réverbères : arts vivants

Le Saint-Gervais cultive l’improbable !

Vendredi soir, il m’est arrivé un truc épatant – une de ces expériences qui retournent la vie comme un gant… pour la rendre encore plus belle :  Chantier – 1ère étape, un projet de Latifa Djerbi et Yves-Noël Genod.

Latifa Djerbi, c’est une boule d’énergie. Des cheveux crépus à l’épaisseur impressionnante, des yeux rieurs même quand elle ne rie pas, un sourire ironique qui n’est jamais loin. Sans oublier l’idéalisme, un idéalisme d’écrivaine qui veut « laisser sa trace », changer le monde et le pourfendre comme un chevalier. Comédienne et auteure, Latifa une habituée du Saint-Gervais, qui l’a reçue en résidence de 2012 à 2014. Depuis plusieurs années, elle dirige la Cie Les faiseurs de Rêves (créée en 2000). Un nom tout trouvé, puisque Latifa nous amène aux frontières du rêve… juste avant qu’il ne se casse la gueule dans le réel.

Yves-Noël Genod, c’est flegme incarné – mais le flegme très snob de celui qui prend les autres de haut, lit leurs rêves à l’aune des siens… et s’en moque, sous cape ou à gorge déployée. Difficile de cerner son tempérament, tant il oscille entre souvenirs nostalgiques d’un amour d’enfance et piqûres virulentes qui épinglent la réalité comme un papillon. Lépidoptériste, il examine sans complaisance les propositions qu’on lui fait, pour mieux les retourner à l’envoyeur. Lui qui a pratiqué la danse et, plus précisément, le contact improvisation[1], donne une sensation de mouvement retenu, d’énergie contenue qui ne demande qu’à éclater à la faveur d’un texte ou d’un geste. Avis aux amateurs : il sera de retour à Saint-Gervais en février (dans le cadre du Festival Antigel), avec La Recherche. De Proust, évidemment !

Rencontre avec l’improbable

Chantier – 1ère étape, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre. Celle de Latifa et de Yves-Noël. Ou celle de Yves-Noël et de Latifa. Elle se noue par étapes, par petits bons apparemment désordonnés où paraissent se mêler textes écrits et improvisations totales. Le mélange est détonnant, perturbant, gênant ou amusant – mais toujours surprenant. À des moments de grande fluidité où se ressent le travail scénique en amont, se greffent des instants d’explosion où tout part en vrille. Latifa et Yves-Noël se cherchent, s’asticotent, se vannent… s’insultent parfois. Ils n’ont pas le même avis et ils ont bien le droit de le dire, non ? S’en suivent des avalanches de mots, des diatribes désordonnées où on se coupe la parole, on s’affronte en se portant des coups bas. « Ouais, mais toi, t’es une artiste qui est sûre d’avoir toujours des subventions. Après tout, t’es arabe et t’es homo. Alors… » Où commence le scénique, ou s’arrête le réel ? Yves-Noël et Latifa nous déroutent, en nous conduisant là où on ne s’y attend pas. Dans l’improbable.

Pourtant, dans ce foisonnement, il y a un vrai enjeu. La rencontre, justement, celle de deux artistes qui interrogent leur passé individuel pour le faire correspondre à celui de l’autre. Gamin, Yves-Noël aimait Djamila qu’il a un jour suivi après l’école. Latifa, elle, craquait pour le beau Christian. Et si Latifa était Djamila ? Et si Christian était Yves-Noël ? Les identités se font et se défont, au fur et à mesure que les souvenirs se reconstruisent… pour être aussitôt démolis dans un éclat de rire.

Profondeur du hors-champ

Plus que les mots, c’est la disposition de Chantier – 1ère étape qui m’a frappée. La performance investit l’espace, joue avec lui, fait tomber les limites entre acteurs et spectateurs. En entrant dans la salle, on est d’abord attiré, irrésistiblement, par des piles de livres qui s’entassent ça et là. Il y en a partout, sur les marches, entre les sièges, en bord de scène… Ils ont toutes les formes, toutes les couleurs. On happe des titres au passage : une traduction de Shakespeare (je ne sais plus quelle pièce) ; un lexique d’anglais ; une biographie d’Albert Cohen ; des poèmes de Verlaine… et d’autres, et encore d’autres. On les attrape, on les feuillette. Est-on dans une salle de théâtre ou dans une bibliothèque ?

Ces livres, ce sont un peu le trait-d’union qui relie Latifa et Yves-Noël au public. Un gigantesque cordon ombilical crée une relation organique et intime. Assis parmi les spectateurs, Yves-Noël s’en empare à la demande de Latifa. Il lit, lui qui sait si bien s’approprier « les mots des autres ». On lui propose des passages, des auteurs, des extraits : chacun pourra, à loisir, lui tendre un livre pour qu’il en savoure les phrases. Mais les livres portent aussi un poids invisible, et néanmoins fondamental – le poids des morts, car ils contiennent « les mots des morts ». Ces morts sont parfois des souvenirs, vivants dans la mémoire, disparus du réel. Il en va ainsi de Djamila et de Christian, qui apparaissent comme des ombres, sous les traits de Pauline Renou (qui chante d’une voix si douce) et de Illario Santoro (dont la danse accompagne par moment la performance). Jamais loin, ces deux silhouettes sont les doubles de Latifa et Yves-Noël : leur passé, leur présent, leur avenir ? Peut-être leur fantôme.

Par moments, ils s’évanouissent dans la profondeur obscure de la scène, qui paraît ne pas avoir de fin – comme un long tunnel où, brusquement, émerge une tête, un bras, une main. Le hors-champ joue à plein, dans Chantier – 1ère étape : on ne voit pas tout, il se joue des mystères qui nous sont inaccessibles, dont l’étrangeté contrebalance la verve du duo Djerbi / Genod. S’il prend corps grâce aux limites obscures encadrant l’espace scénique, le hors-champ existe également à l’avant-scène, où un gigantesque gouffre, celui des souvenirs et des disparus, emprisonne le regard… On s’y penche dans une lumière aveuglante, dans une nuit sans fin. On ne peut que scruter ce qui s’y passe. Est-on dans l’autre monde, ou dans l’esprit de Latifa et Yves-Noël ? Le hors-champ, enfin, est créé par la communauté des spectateurs qui font intégralement partie de la performance : le duo déambule parmi eux, leur parle, les embrasse… et leur offre même des loukoums, en encourageant le public à s’échanger des livres. Le spectacle existe ainsi tout autour de nous, en face de nous, à côté de nous, derrière nous – et, bien qu’il soit impossible de saisir chaque minuscule phénomène qui fait vibrer ce hors-champ, on se sent y participer à part entière.

En sortant de là, on est déboussolé. Sans oublier pour autant le point essentiel : on sait qu’on a vu quelque chose qui en valait la peine. Cerise sur le gâteau : la rencontre de deux spectatrices férues de science-fiction et de théâtre (qui se reconnaîtront), avec qui j’ai fini la soirée autour d’une bière (ce qui m’a valu de repartir avec deux livres et le sourire).

Comme quoi, quand je vous disais que Chantier – 1ère étape parlait de rencontres improbables…

Magali Bossi

Infos pratiques :

Djerbi/Genod, Chantier – 1ère étape, de Latifa Djerbi et Yves-Noël Genod du 18 au 20 janvier 2019 au Théâtre Saint-Gervais.

Avec : Latifa Djerbi, Yves-Noël Genod, Pauline Renoud et Ilario Santoro

https://saintgervais.ch/spectacle/djerbi-genod/

Photos : ©Ariane Arlotti et ©Dominique Issermann

[1] Forme de danse improvisée fonctionnant souvent en duo.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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