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L’écriture qui pousse #1 : Grasses matinées

Bienvenue dans L’écriture qui pousse ! Aujourd’hui, vous allez découvrir un des textes produits dans le cadre de nos défis littéraires. Le défi du mois de septembre 2020 portait le titre suivant « Du début à la fin ». L’idée ? Choisir une phrase d’introduction et une phrase de clôture, parmi une liste imposée… et créer entre les deux une histoire brève inédite. Les phrases du jour sont tirées respectivement d’une œuvre fameuse de Marcel Proufffst et d’un poème de Arthur Rimbaud. 

À cette occasion, Thalia Eissler vous propose une ode aux réveils tardifs.

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Grasses matinées

Longtemps, je me suis levée super tard, les yeux éblouis par une lumière puissante que même des rideaux épais n’arrivaient à contenir à travers les persiennes. Une fois la fenêtre ouverte, la brume intérieure chassée à coup d’étirements, je me rendais à l’évidence : ils étaient nombreux et nombreuses, devant moi, à avoir pris la route déjà.

Les fondations de propriétés à venir – certaines avec jardin, piscine même parfois – poignaient à intervalles réguliers dans le paysage. J’observais ces gens, pour la plupart des ami.e.s, avancer en posant les premières pierres d’une vie d’adulte, comme on pose des dalles au milieu d’un gazon pour tracer un passage, de la terrasse à la balancelle.

D’un œil attentif et critique, je suivais les travaux : une tonnelle ombragée pour les apéritifs l’été, des jeux d’enfants, ici une cabane à outils, là-bas un luxueux jacuzzi. C’était à chacun son style. Une vision bigarrée au milieu de prairies fleuries artistiquement désordonnées, de jardins zen mûrement réfléchis, de pelouses désherbées, calculées, jalousement entretenues.

Face à ce spectacle et à l’heure avancée, je sentais au fond de moi la fierté d’avoir poussé le vice de la grasse matinée si loin dans le jour. La rareté de la situation, au beau milieu de ce monde qui doucement s’affolait, m’offrait un certain statut. Celui d’originale, peut-être. Et tandis que l’image réjouissante d’un petit-déjeuner tardif et gargantuesque émergeait dans un coin de ma tête, je collectais les remarques tantôt admiratives, tantôt perplexes de mon entourage à l’égard de mes errances matinales.

De fait, naître à la journée dans une telle fainéantise m’émerveillait et m’alertait à la fois. Prenais-je du retard dans les plans de construction de ma propre maison ? Aurais-je dû lancer les semis d’un ambitieux potager, plutôt que de cueillir, l’âme légère, les fruits du verger voisin ?

Le doute s’immisçait. Les souvenirs de rêves agités remontaient : c’étaient des départs en vacances foirés parce que je ne parvenais pas à rassembler à temps mes affaires dans ma valise, ou un mariage imminent compromis par l’invitation tardive du témoin et par un fichu gâteau à confectionner, au beau milieu des fleurs et de la robe blanche.

Mes angoisses s’exprimaient dans ces rêves où je piétinais, où je m’éparpillais. Alors je craignais parfois que mes grasses matinées me fassent rater un train. Pourtant… il était juste l’heure, et à l’heure de ma vie tout allait bien ! Les journées pouvaient encore sereinement se déployer : un coup d’œil vers la table de nuit m’indiquait qu’au réveil il était midi.

Thalia Eissler

Retrouvez tous les textes publiés dans le cadre
de nos défis « l’écriture qui pousse » 
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Photo : © Oldiefan

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