Les réverbères : arts vivants

Les courbes du bassin

Il s’en passe des choses, dans les piscines. Après La résistance thermale, le POCHE/GVE plonge en eaux troubles, en compagnie d’une équipe de natation synchronisée. Entre adolescence, sexe, séduction et violence larvée, c’est La Largeur du Bassin, jusqu’au 16 décembre.

Je me souviens de mes premiers cours de piscine, gamine. Pile au moment où le corps commence à changer. Ben oui, sinon, ça n’aurait pas été drôle. Les premières formes. Les premiers moments gênants dans les vestiaires. Je n’y ai pas tellement repensé – jusqu’à ce que je me retrouve devant La Largeur du Bassin, écrit par Perrine Gérard.

Caresser le bassin

Le bassin, c’est (je ne vous apprends rien) ce grand truc carrelé rempli d’eau, qui sent le chlore et où on crawle, on plonge, on brasse avec délice. Autour de ce bassin, il y a Cora, Claudie et Olive, trois jeunes nageuses qui vont bientôt s’illustrer dans une compétition de natation synchronisée. Mais ce n’est pas tant leurs performances sportives qui attirent les regards – plutôt l’échancrure de leur maillot. Autour du bassin, il y a aussi Gabriel (leur coach), Roméo (le nettoyeur) et le vieux Bouli (ami de Roméo). Mais le bassin, pour peu qu’on cherche plus loin, c’est aussi le pelvis, le bassin anatomique. Celui qui assure l’assise du corps, qui évite que les organes internes se fassent la belle… qui donne aux femmes leurs courbes, leur chute de reins. Ça, Gabriel, Roméo et Bouli l’ont bien compris.

Le propos est là : il y a donc bassin et bassin. Bassin d’eau qu’on caresse en nageant, bassin de peau qu’on effleure en désirant Quant à la largeur, si elle évoque évidemment les longueurs auxquelles les nageuses sont astreintes durant leur entrainement, c’est évidemment celle du pelvis. Celle qui, au tournant de l’adolescence, prend de l’ampleur chez les jeunes filles en fleurs et attire comme un aimant.

Règle de trois

La Largeur du Bassin place donc son propos dans un moment charnière de changement corporel : l’adolescence. Mais une adolescence féminine, vécue de trois manières différentes. D’abord Cora, la meneuse de l’équipe. Sérieuse, obsédée par la réussite. Bien que consciente des changements dans son corps, elle n’en joue pas et préfère se concentrer sur le prochain championnat. Claudie, ensuite, adopte une stratégie différente : fille fatale (quel âge a-t-elle, derrière son maquillage, ses poses et ses mots durs ?), elle sait comment séduire, a conscience des yeux qui suivent son maillot serré… et si elle finit avec un garçon (ou deux, ou trois) dans le local à matériel, qu’est-ce que ça peut faire ? Enfin vient Olive, la petite sœur de Claudie. Celle qu’on prend pour une gamine, qu’on ne calcule pas et qui, au final, surprend le plus par le paradoxe qu’elle incarne : fragilité d’une adolescence encore enfantine, maturité de celle qui dans sa tête a déjà grandi.

Trois filles, trois largeurs de bassin, trois stades.

Face à elles, trois hommes. Adultes. Personnage très effacé (sa part de texte est moindre par rapport aux autres), l’entraîneur Gabriel reste pourtant toujours présent sur le plateau, scrutant les abords de la piscine avec attention, surveillant ses nageuses. L’attitude, les mots, les regards de Roméo sont difficiles à interpréter. Que cherche-t-il ? Est-il un mordu de propreté, obsédé par le nombre de catelles dans le bassin ? Sous prétexte de faire son travail, observe-t-il en douce les nageuses – une en particulier ? À ses côtés, comme un mauvais ange, la petite voix maligne des mauvaises actions, se tient Bouli. Plus âgé. Plus abrupt. Ses termes sont crus, ses gestes sans équivoque. Les filles, il connaît et il aime ça. Et si, au passage, il peut caresser des bassins, il ne s’en prive pas.

La dureté de l’eau

Les mots de Perrine Gérard donnent à La Largeur du Bassin un relent un peu particulier – celui du vieux chlore pas très net, qu’on sent sur le maillot quand il n’a pas été rincé à temps. Sa pièce ne parle pas seulement de l’adolescence et des changements qui s’y produisent pour ceux qui sont en plein dedans. Elle parle aussi des effets de ces changements sur les autres. Tandis que les filles deviennent sirènes désirables, les hommes se transforment en harponneurs affamés – et, dans le cas de cette pièce, ce n’est malheureusement pas qu’une métaphore, ni qu’un cliché facile.

Du regard, on dévisage, on désire, on déshabille. Cette omniprésence du regard sur les corps, sur Cora, sur Claudie, sur Olive, semble être au centre de la mise en scène de Lucile Carré. La piscine se transforme en lieu dont on ne sort pas (il n’y a d’ailleurs pas de sortie hors de scène, pas de personnages qui se retire en coulisses). On y évolue uniquement sous le regard des autres. Ce sont les filles qui subissent le plus ces regards, ce qui rend l’atmosphère épaisse, chargée d’une tension sexuelle étouffante. Ce poids est particulièrement tangible lorsqu’Olive, assise au bord du bassin, les jambes reliées entre ses bras, entend les murmures sans équivoque que Bouli lui adresse. La fragilité d’Olive tranche radicalement avec la violence des propos de Bouli, dans un choc qui nous marque. C’est dur, d’une dureté malsaine qui sonne vrai.

L’adolescence que dépeint La Largeur du Bassin apparaît alors comme un moment brutal de transformation, subi davantage comme une épreuve désagréable que comme un pas vers l’âge adulte. Une épreuve qui, si on n’y prend pas garde, peut nous faire couler. À pic.

Magali Bossi

Infos pratiques :

La Largeur du Bassin de Perrine Gérard, du 12 novembre au 16 décembre 2018 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Lucile Carré

Avec Nadim Ahmed, Christina Antonarakis, Rébecca Balestra, Julie Cloux, Baptiste Coustenoble, Fred Jacot-Guillarmod

https://poche—gve.ch/spectacle/la-largeur-du-bassin/

Photos : © Samuel Rubio

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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