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Les ténèbres de l’humain

Une sélection spéciale pour celles et ceux qui veulent frémir, qui aiment l’enquête et n’ont pas froid aux yeux… Je vous propose aujourd’hui de découvrir deux romans d’Olivia Gerig : L’Ogre du Salève (2014) et Impasse Khmère (2016)… ainsi qu’un ouvrage de Lolvé Tillmanns : Les Fils (2016).

Ogre, y es-tu ?

« Non loin de là, un peu plus haut dans les bois, dans la grotte du diable, son ventre gargouillait. Il avait faim comme bien souvent. Il n’allait pas faire un repas ordinaire cette fois, mais un véritable festin. Il salivait déjà. Son repas l’attendait, tremblant dans le fond de la grotte. » (p. 36)

Les environs du Salève ne sont plus sûrs : des jeunes filles disparaissent. Fugues ou accidents ? Et quel lien avec ce professeur d’histoire, tué lors d’un cambriolage à Annecy ? Quand un chien découvre par hasard un charnier humain, le doute n’est plus permis : un ogre rôde. Bientôt à la retraite, le commissaire Rouiller se saisit de l’affaire. Il s’en serait bien passé, sa dernière enquête l’ayant mené sur les traces d’un tueur en série – et si tout recommençait ? Des secrets historiques aux rituels cannibales, il n’y a qu’un pas…

… qu’Olivia Gerig franchit brillamment, dans L’Ogre du Salève. Cette férue de polars et de romans noirs signait en 2014 son premier ouvrage : un suspens haletant, des indices disséminés avec parcimonie, un discours criminologique très convainquant (l’auteure a étudié à l’Institut des Hautes Études en Criminologie de Paris) et un sujet qui fait froid dans le dos. Même si le fin mot de l’histoire (ou du moins, une partie) est à deviner dans le titre, on se laisse prendre au piège. Se complaisant dans les descriptions morbides, Olivia Gerig n’épargne rien à son lecteur, tout en ancrant son récit dans l’histoire de la région : quels secrets cache le Salève, haut lieu de résistance face à la terreur nazie ? Pour le savoir, entrez dans la grotte de l’Ogre…

Mauvais karma ?

« Les Khmers rouges, ils sont venus nous chercher. Sur la route de Phnom Penh. Ils disaient qu’ils videraient la ville. Que ceux qui coopéraient seraient emmenés dans des camps de travail dans les campagnes et ceux qui résisteraient… Que toutes les villes seraient vide, qu’il n’y aurait plus que l’Angkar. » (pp. 74-75)

Le karma. Peut-on lui échapper ? Le transformer ? Il y a le karma de ceux qui souffrent en silence, se suicident, errent sans fin… et puis, celui de ceux qui ont trouvé la paix. Au Cambodge, le karma est une réalité : voilà ce que constate Julia. Fuyant Genève et un mariage raté, elle arrive à Phnom Penh en 2013. Au sein d’une ONG, elle rassemble les témoignages de victimes des mines anti-personnel qui parsèment encore le pays. De fil en aiguille, son travail l’amènera à se questionner sur le Cambodge, sa culture, son passé sanglant, ses habitants déchirés – mais aussi sur elle-même. Coincée entre les fantômes de son propre passé et ceux des victimes des Khmers rouges, elle cherchera la paix.

Difficile de tracer la limite entre romanesque et écriture de soi, dans Impasse khmère : où s’arrête l’un, où commence l’autre ? Olivia Gerig livre une partie de son expérience, glanée au fil de ses missions pour Handicap International. Naviguant entre narration au présent et sauts dans le passé, elle parle du Cambodge d’aujourd’hui et de celui d’hier – des familles détruites, des idéologies toxiques, des folies humaines. On aime la lire, car elle ne larmoie pas, car elle donne espoir. Et, si sa conclusion est un peu trop idéale, on se dit que tant pis : après des années d’horreur, le Cambodge mérite le bonheur.

Ah vous dirai-je, maman… ?

« Maria s’en va et je reste seul à mon bureau. Raphaël s’est foutu en l’air, ici, dans mon entreprise. Son corps pendouille trois étages plus bas. J’ai la nausée. J’aimerais de la pluie, des torrents de pluie, mais le soleil d’automne me rentre obstinément dans les yeux. Saloperie de baie vitrée. » (p.13)

Il y a Cédric Faure et Raphaël Cornuz. Le premier est un entrepreneur dynamique ; le second, un paumé en réinsertion, engagé comme homme à tout faire. Un suicide les réunit. Seulement voilà : le suicidé, c’est Raphaël, dont l’image va hanter Cédric. Dans une petite bourgade romande, le fringant PDG se remémore son passé, lorsqu’il était le souffre-douleur d’un harceleur de son âge – la victime de Raphaël. Les souvenirs remontent et Cédric va s’y perdre… jusqu’à se passionner pour la vie de son bourreau et rencontrer sa mère, Odette, démolie par le chagrin et l’alcool. Et si Raphaël le harceleur cachait un autre visage ?

Avec Les Fils, Lolvé Tillmanns signe un roman bref et violent. Le titre est sibyllin : Les Fils, ce sont les enfants, Cédric et Raphaël, chacun prisonnier à sa façon dans une relation conflictuelle à la mère. Les Fils, ce sont aussi ces liens invisibles qui relient deux êtres, qui les attachent l’un à l’autre et leur coud les ailes. Si l’on regrette parfois le caractère un peu trop elliptique de l’intrigue, si la coda finale surprend et laisse sur sa faim, la plume de Lolvé Tillmanns est toujours là, précise et tranchante, avec une tendresse mordante pour ses personnages. Elliptique, oui – pour mieux nous piéger. De fils en aiguilles.

Magali Bossi

Références :

Olivia  Gerig, L’Ogre du Salève, Genève, Encre Fraîche, 2014.

– , Impasse khmère, Genève, Encre Fraîche, 2016.

Lolvé Tillmanns, Les Fils, Genève, Cousu Mouche, 2016.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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