Les réverbères : arts vivants

L’Ordinaire : première escale d’une trilogie qui appelle un vent favorable

Du 19 au 30 septembre dernier, Pierre Dubey et Le Métathéâtre présentaient L’Ordinaire, première escale dans leur projet de « Trilogie Vinaver » dans le nouvel espace d’expérimentation théâtral du Mamco : le Théâtre d’Art Moderne et Contemporain (Tamco).

On connait tous ce fait divers : un avion s’écrase au beau milieu des hauts pics de la Cordillère des Andes, isolés pendant 72 jours sur un glacier, les rescapés doivent leur survie à leurs camarades morts, dont ils se sont nourris jusqu’à leur sauvetage. C’était en 1972 : l’affaire d’anthropophagie de survie fit des remous dans le monde entier et marqua les esprits. La preuve en est : en 1981, Michel Vinaver s’en inspire et écrit L’Ordinaire. Il y reprend des éléments clés de l’histoire : le vol à destination de Santiago du Chili ; l’erreur de navigation qui provoque l’accident ; la neige et les avalanches de la saison d’automne ; les liens étroits qui unissent les victimes du crash ; l’annonce de l’arrêt des expéditions de recherche apprise à la radio par les survivants ; les conditions désespérées de survie ; la décision de manger la chair de leurs camarades morts pour survivre après l’épuisement de leurs maigres réserves de nourriture. Seulement, Vinaver modifie un détail essentiel : les passagers de l’avion ne sont pas des rugbymen de l’équipe uruguayenne ainsi que leurs familles et amis, mais les plus hauts cadres d’une entreprise américaine, « Houses », qui vend des logements préfabriqués destinés aux tranches les plus pauvres de la population. En pleine tournée de négociations en Amérique latine, ils se rendent à Santiago pour rencontrer le général Pinochet et sont accompagnés de leurs proches.

Cette modification est loin d’être négligeable, elle permet de parler de l’Amérique des années Reagan et d’en faire la critique par le rire et par l’absurde. Alors même que l’ordre du jour devrait être de survivre et quand la situation devient de plus en plus désespérée, le président de « Houses » et ses vice-présidents règlent leurs comptes, entre jeux de pouvoirs mesquins, hypocrisie et corruptions. De son côté, l’épouse du président ne cache pas son mépris de classe pour la maitresse d’un des cadres, issue d’un milieu populaire. Ces préoccupations s’opposent à des réalités encore plus triviales mais surtout essentielles : maintenir un niveau d’hygiène acceptable, répartir équitablement les stocks de nourriture, produire de l’eau à partir de la neige, mettre en place une stratégie pour retrouver la civilisation. Des questions plus spirituelles se posent aussi mais l’instinct de survie les balayent vite : comment faire le deuil des morts quand on pourrait être les suivants ? Est-ce faire preuve d’humanité que de laisser un blessé en vie alors qu’il agonise ? Quel est le poids de l’interdit de l’anthropophagie quand il n’y a pas d’autre option pour rester en vie ? Doit-on rester loyal à un leader qui fait preuve d’égoïsme ? Alors que les hommes dominent d’abord, ce sont les femmes qui sont (globalement) la voix de la raison et font avancer l’intrigue. Malgré les aprioris et le mépris de certains de ses compagnons, c’est Sue, interprétée par Juliette Vernerey, qui s’imposera comme le vrai leader du groupe et participera le plus activement à la survie du groupe.

Ce changement met aussi en place une situation initiale qui pourrait faire penser au vaudeville si l’histoire n’était pas si tragique : Bob Lamb, le président, est marié à Bess mais semble se laisser séduire par Nan, la (jeune) fille de Joe, qui est l’un de ses bras droits ; Pat, la secrétaire de Mr. Lamb, célibataire, a finalement mis le grappin sur Ed, l’un des vice-présidents, veuf ; Jack et Sue, sa maitresse sont en pleine rupture et Dick en profite pour essayer de séduire la future ex de son rival dans l’entreprise. L’entremêlement des destins et la fatalité de l’accident ainsi que la présence d’un prologue qui explique la pièce en amont et présente les personnages et la musique qui le sépare du premier tableau apparente la pièce aux tragédies grecques de l’Antiquité. « C’est une pièce de la mort, une pièce du vivant à la mort » annonce le chœur de quatre comédiennes qui interprètent ce prologue.

La lecture des didascalies par les interprètes du prologue atteste de la volonté minimaliste de la mise en scène, qui met en valeur l’aspect humain de la tragédie du crash. Dans un espace scénique aussi explosé que l’avion, les comédiens sont tous tournés face au public, soulignant la nature entravée des modes de communication des personnages, comme un dialogue de sourds. De tableau en tableau (7 au total), ils se rapprocheront – pas seulement physiquement – et interagiront de plus en plus directement et de plus en plus sincèrement. Les étapes de cette tentative de communion sont marquées par les changements de costumes en scène et par les morts successives de la majorité des personnages, jusqu’à ce que tous les comédiens aient quitté la scène.

L’Ordinaire devait être une escale, une étape parmi plusieurs dans la traversée qu’est la « Trilogie Vinaver » conçue par le Métathéatre. La crise du Covid étant passée par là le projet a pris du plomb dans l’aile : l’un des comédiens ne peut pas jouer et est remplacé au pied levé par ses collègues ; les répétitions ont été écourtées, de sorte que 11 septembre 2001 et Les Troyennes, les deuxième et troisième pans du triptyque, n’ont pu être présentés au public qu’en lecture exceptionnelle. Or, il a été conçu comme un ensemble qui « parle de notre société occidentale à travers des faits tragiques : la chute de l’avion, la chute des Tours jumelles de New York et la chute de la ville de Troie »[1]. Et, bien que « la meilleure des mises en scène soit peut-être celle qu’on ne voit pas » (selon les mots du metteur en scène, Pierre Dubey) le projet mériterait de pouvoir être pleinement réalisé, afin d’embarquer le public genevois dans une traversée à la découverte de la grande figure du théâtre contemporain français qu’est Michel Vinaver.

Anaïs Rouget

Infos pratiques :

L’Ordinaire de Michel Vinaver, du 19 au 30 septembre 2020 au Tamco Théâtre d’art.

Mise en scène : Pierre Dubuey

Avec Frédéric Polier, Nathalie Jeannet, Camille Bouzaglo, Thibaud Saadi, Isabela de Moraes Evangelista, (Sidney Wernicke) Juliette Vernerey, Jérôme Chapuis, Jacques Maitre, Olivier Guibert Gabriel Fenwick, Erika von Rosen, Candice Chauvin, Victoria Duquesne, Anne Thorens

https://www.tamco.ch/productions/l-ordinaire

Photo : © Cie Métathéâtre

[1] Citation du dossier de presse

2 réflexions sur “L’Ordinaire : première escale d’une trilogie qui appelle un vent favorable

  • Eigenmann Eric

    Les enjeux sont remarquablement bien perçus et exposés, vraiment, ceux de la pièce de Michel Vinaver comme ceux de la mise en scène qu’en propose Pierre Dubey. Bravo et merci chère Anaïs.
    Eric Eigenmann

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  • En tant que metteur en scène du projet Trilogie Vinaver, je suis extrêmement touché par la critique de Anaïs Rouget et très reconnaissant.
    Anaïs Rouget a décrit avec précision et brio les enjeux de la pièce L’Ordinaire.
    Elle a également cerné clairement la dimension artistique de la trilogie dans son ensemble et la place que prennent les femmes, donc les actrices, dans ce projet ambitieux qui a besoin du soutien des autorités culturelles compétentes pour se déployer dans ces 3 escales successives.
    Elle a également rappelé l’importance de l’ oeuvre de Michel Vinaver et la modernité de son écriture et la vivacité de notre groupe Le Métathéâtre.
    Merci à elle, sincèrement, Pierre Dubey

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