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Paulette tricote avec la mort

Pour bien aborder l’automne, pourquoi ne pas ramasser des pives ? Paulette éditrice vous propose un petit bijou de concision, à découvrir pour son côté piquant : Les tricoteuses d’Émile Fleuve.

Il est des débuts d’ouvrages qui vous attrapent par leur côté intrigant : c’est le cas des Tricoteuses, qui a pour lui une couverture comico-morbide (un broyeur à viande hachée duquel s’échappe une pelote de laine rouge) et des premières lignes qui donneraient faim :

« La craie crisse sur l’ardoise noire. « Nouveauté dès aujourd’hui, tartare frais de la région ». Une femme aux cheveux grisonnants s’éponge le front avec un petit mouchoir. Ses mains transpirent, elle a toujours les mains moites. » (p. 7)

Intrigue par touches

La pive que signe Émile Fleuve tient à la fois du huis-clos montagnard (l’action se déroule sur une nuit et une aube, dans un petit village suisse apparemment sans histoire), du thriller sanglant, de la nouvelle de mœurs et du plaidoyer féministe. Au centre, des femmes : Véronique, Chiara, Hélène, Jeanne, Bernadette, Émeline, Anne… Elles sont parentes, affiliées d’une façon ou d’une autre à la famille Jaton. Elles sont bouchères, exploitantes agricoles, retraitées, bonnes, veuves, mères, amantes, filles – et surtout, elles sont « leurs femmes », à eux qui les possèdent sentimentalement et physiquement, qui assoient sur elles leurs emprises psychologiques ou économiques. Pour autant, la toile que tisse patiemment Émile Fleuve n’a pas le caractère revendicateur affiché de la dénonciation : si, de loin en loin, apparaît une critique à l’encontre d’un patriarcat trop longtemps imposé par la force, elle est habilement diluée dans un récit construit par touches – à la manière d’un tableau impressionniste qui ne révèlerait son motif qu’une fois qu’on s’en éloigne suffisamment. Après avoir refermé la dernière page.

Maudits mâles !

L’origine du mal est à chercher dans la famille Jaton, dont les mâles (évidemment menteurs, violents, misogynes ou infidèles… sans aucune nuance) semblent comme porteurs d’une malédiction presque génétique. À l’instar de la lignée damnée des Atrides, tous connaîtront un destin peu enviable. Malédiction familiale liée à la condition des victimes, qui tous investissent leur masculinité de manière violente – au niveau réel comme au niveau symbolique ? Sans révéler le fin mot de l’histoire, disons simplement que tout commence et tout finit au sein d’un lieu de sociabilité hautement féminin : un club de tricot, où vont se polariser les chagrins et les blessures, les vexations et les injustices – jusqu’à ce qu’une décision (la décision) soit prise. Devenues amazones, les femmes se feront justice elles-mêmes, puisqu’il n’y a pas un homme pour rattraper l’autre. On touche peut-être là une des limites des Tricoteuses, qui n’enlève pourtant rien à la saveur de l’intrigue et des mots savamment pesés d’Émile Fleuve : femmes victimes, hommes coupables, cette description du genre humain n’est-elle pas quand même un peu binaire ? On pourra arguer, sans doute, la destinée familiale particulière, plutôt que la volonté de monter l’affaire en exemple général. En tout cas, le propos est ailleurs que dans l’opposition homme/femme – dans la manière d’échapper par la violence à des situations nées de la violence.

« Elle refuse de se plier à cette menace, elle se sent puissante. Forte. Elle a dit non, et ce non, elle le dit aussi pour elle-même. Elle ne l’aime plus, ne l’imagine pas capable de changer, ne veut par rester avec lui. Et, surtout, non, ce n’est pas elle qui a un problème. » (p. 74)

Magali Bossi

Références : Émile Fleuve Les tricoteuses, Lausanne, Paulette éditrice, 2019, 81 p.

Photo : ©Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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