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Poésie d’apocalypse : Dernières fleurs avant la fin du monde

« Les fleurs m’attendaient. Je connaissais leur langage, elles avaient cette manière lascive de s’épanouir dans le soleil, pétales tombants, qui appelait l’or jaune. Je me serais habituellement empressé de les satisfaire […]. Mais pas aujourd’hui. » (pp. 36-37)

Dans le registre des livres (sur)prenants que j’ai lu ces derniers jours, Dernières fleurs avant la fin du monde tient une des premières places. Il est signé par le Français Nicolas Cartelet et sorti initialement en 2018 aux Éditions Mü, qui promeuvent la littérature de l’imaginaire – fantasy et SF. Nicolas Cartelet, quant à lui, a une formation d’historien, comme le montrent certains de ses précédents ouvrages : Aux origines de la pédérastie (La Musardine, 2016) ou encore Rêves de futur : quand nos grands-parents imaginaient l’an 2000 (Ouest-France, 2014).

Dernières fleurs avant la fin du monde : de la SF française, donc, avec un titre suffisamment énigmatique et poétique pour me pousser à revoir la n°1 de mes bonnes résolutions 2020 – ne plus dévaliser compulsivement les librairies…

La nature sous perfusion

Dans un futur indéterminé, les gars de la Section 3 s’échinent dans les plantations Est. Pour eux, qui habitent la cité-dortoir d’Armandville, chaque jour ressemble au précédent : se lever, longer la forêt morte, se présenter à la plantation, recevoir le précieux sésame – l’or jaune, le pollen. Et disparaître entre les rangées d’arbres en fleurs, qui attendent leur fécondation quotidienne. Dans un monde dépourvu d’abeilles, les gars de la Section 3 sont des journaliers qui s’activent afin de suppléer au cycle défaillant de la nature : grâce à eux, les cerisiers en fleurs se couvriront de fruits – destinés, bien sûr, aux riches et aux privilégiés. La Section 3, elle, n’aura que les pommes de terre, les appartements étriqués où l’électricité ne fonctionne que de 21h à 21h30 (le temps de cuire les patates sur un réchaud), les vies défaites, le corps qui fout le camp et cette putain d’impuissance qui empêche de bander, qui éteint l’amour…

Armandville, les plantations, la forêt morte : on les découvre à travers les mots d’Albert Villeneuve[1]. Le destin de cet ouvrier modèle bascule le jour où le Duc, qui dirige impitoyablement les plantations, le convoque. Albert rencontre alors Apolline, la fille du Duc, à qui il devra apprendre à lire – comme pour conjurer la disparition du monde qui n’est plus.

À la Amélie Poulain ?

C’est dans ce revirement du destin que Nicolas Cartelet surprend. En premier lieu, l’auteur construit néanmoins une trame de fin du monde plutôt attendue – car thématisée (sous des modalités différentes) dans de nombreuses œuvres du genre : nature polluée ayant besoin de la mécanisation humaine ; effondrement civilisationnel ; souvenirs épars d’un passé en lambeaux ; transformation maladive des corps soumis à ce nouveau régime… Ces éléments rappellent, par certains traits, des éléments présents par exemple dans 1984 (G. Orwell), Interstellar (Christopher Nolan) ou Ravage (Barjavel) – pour n’en citer que quelques-uns.

En intégrant à cette équation bien connue le personnage d’Apolline, Nicolas Cartelet déboulonne cependant les attentes de son lecteur. Simple journalier, Albert se retrouve brutalement confronté, parce qu’il sait lire, à l’élève la moins attendue qui soit :

« J’en avais connu des gens comme elle, par le passé. […] J’avais un jour entendu un gars de l’intendance pester contre eux, il disait qu’ils étaient la plaie du temps, qu’ils étaient nés de plus en plus nombreux après la Grande Crise, la faute à tout ce qui était resté dans l’air, et dans l’eau. Je ne sais pas s’il disait vrai. Et pourtant, lorsque après trois heures de ce clavaire le vieil Henri était revenu me libérer, je n’avais plus aucune doute au sujet de mon élève, il avait fallu que ça me tombe dessus, rien n’était jamais simple pour Albert, pas même ce qui avait l’apparence du bonheur. Madame Apolline était une adorable petite autiste. » (pp.98-99)

De façon étrange, l’autisme d’Apolline crée entre les personnages une étrange alchimie. Progressivement, les caractéristiques post-apocalyptiques de l’histoire s’effacent pour laisser place à une esquisse de romance univoque – aussi infertile que les fleurs des arbres que pollinisent les gars de la Section 3, aussi inattendue qu’une page d’Alice aux pays des merveilles (l’ouvrage qu’Albert tente de faire lire à Apolline). Par petites touches, le monde fictionnel de Nicolas Cartelet glisse vers une aventure presqu’à la Amélie Poulain, où ce qui compte, c’est de trouver ce qui rendra heureuse la personne aimée. Toutefois, c’est tout, sauf mièvre. Tendre, déboussolant, impossible et cruel, car ni Albert ni Apolline ne peuvent échapper à la dureté des univers dans lesquels ils évoluent – lui, prisonnier de sa condition ; elle, de sa tête. Ils parviennent seulement à effleurer l’horizon qui les retient, à en pressentir le point de fuite. Et, lorsque la fin du récit se délite dans une absence de résolution qui suggère la disparition prochaine des plantations, impossible de dire s’ils trouveront ensemble la nouvelle existence dont Albert rêve.

Le monde d’après-demain ?

Vous l’aurez compris, Dernières fleurs avant la fin du monde est un ouvrage hybride qui, malgré son apparence de SF, est difficilement classable. Peut-être pourrait-on le faire entrer dans la catégorie « conte de la fin des temps » ? Car les vies d’Albert et d’Apolline, avec leurs zones d’ombres, ont tout de la génération spontanée du conte de fée : le décor déprimant des plantations Est apparaît sans crier gare, dans un « il était une fois » qui se rit des explications précises. De même, la destinée commune des deux protagonistes s’évapore dans la clôture incertaine du récit – une version mutante du « et ils vécurent heureux… », sans certitude sur la joie à venir. Et sans enfant pour célébrer une union charnelle qui n’arrivera de toute évidence pas.

Le conte que Nicolas Cartelet met en place avec une efficacité consommée, au fil de 182 pages très ramassées, est un conte de l’après-demain qui joue avec des peurs d’aujourd’hui : quelles seront les conséquences de la pollution à outrance ? Comment survivre à la disparition des pollinisateurs ? À un crash technologique ? À la surpopulation mondiale ? Les interrogations s’entremêlent inextricablement de réflexions sur la différence de l’autre, la force de la lecture et la puissance de la musique – qui, peut-être, servira de porte de sortie aux héros. Car si Apolline s’avère incapable d’apprendre à lire avec Albert, elle est plus que tout fascinée par une chose : un piano…

Magali Bossi

Référence :

Nicolas  Cartelet, Dernières fleurs avant la fin du monde, Paris, Le Livre de Poche, 2020, 182 p.

Photo : ©Magali Bossi

[1] Le personnage d’Albert Villeneuve est récurrent chez Nicolas Cartelet : avant ce futur apocalyptique, le lecteur le rencontre à la fin du XIXe siècle dans Petit Blanc, un conte consacré aux trajectoires tragiques de ceux qui, pour fuir la misère, ont choisi de migrer dans des colonies. Autre temps, autres mœurs (les deux romans n’ont aucun lien entre eux) – même impuissance. (voir https://www.babelio.com/livres/Cartelet-Petit-Blanc/984586)

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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