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Portraits de femmes, avec Mélanie Chappuis

« Elles s’étaient promis un voyage pour se donner du courage. Elles allaient parler de leur amour à leurs parents, le même soir, à la même heure, pour être ensemble, chacune face à sa famille, Papa, maman, je suis amoureuse. La personne que j’aime est une femme, elle s’appelle Chiara, elle s’appelle Mary, soyez heureux pour moi, je le serai doublement si vous partager mon bonheur » (p. 121)

Elles sont quarante et elles sont femmes. Elles sont ce « deuxième sexe » qu’écrivait Simone de Beauvoir. Elles sont amies, amantes, mères, sœurs, cousines, rivales, ennemies, veuves, grands-mères, divorcées, lesbiennes ou hétéro, en couple, célibataire, enfants, au seuil de la mort – elles sont multiples. Elles, ce sont les quarante héroïnes d’un recueil que Mélanie Chapuis a fait paraître en 2017 aux éditions Slatkine : Ô vous, sœurs humaines.

De la généralité du singulier

En exergue de ces quarante portraits de femmes, il y a une citation. Albert Cohen, évidemment, qui en 1972, signe Ô vous, frères humains : « Je cherche l’amour du prochain », écrivait-il, « dites, sauriez-vous où est l’amour du prochain ? »[1]. Cet amour, il est dans chaque page qu’écrit Mélanie Chappuis – amour pour le prochain, mais surtout, pour la prochaine. Cette prochaine se décline en quarante facettes qui, chacune, nous emporte dans le grand kaléidoscope de la féminité. Cette féminité se décline en six chapitres dont les titres indiquent la problématique principale : « Rivalités », « Solidarités », « Dualités », « Complicités », « Fidélités » et « Vanités ». Les chapitres sont courts, parfois trop ; ils appelleraient une suite que Mélanie Chappuis a raison de refuser à son lecteur : mieux vaut suggérer que révéler, guider qu’imposer. À travers ces six thématiques émergent des visages anonymes, des figures sans noms qui prennent pourtant, au fil des mots, une identité tangible.

Les sœurs de Mélanie Chappuis viennent des quatre coins du monde, des quatre coins du temps. Elles sont la femme d’affaires prête à former sa stagiaire pour qu’elle évite les écueils d’un monde professionnel trop patriarcal ; elles sont la mère intercédant auprès du père pour éviter à sa fille un mariage de raison et d’argent ; elles sont la fillette afghane qui pédale sur son vélo en rêvant d’un ailleurs ; elles sont celle qui voit partir son fils chéri au bras d’une autre, celle qui brosse les cheveux de sa belle-fille avec amour, ou celle qui subit une grossesse difficile ; elles sont celle qui, arrivée au bout de la route, sent la mort se rapprocher… ou celle qui a traversé la mer pour sauver ses enfants et qui arrive, épuisée, dans un pays qui l’appellera « migrante ». Ou celle, encore, qui tendra la main à cette migrante, cette bénévole qui décide de jeter aux orties la tranquillité de la retraite pour s’investir pour son prochain – ou sa prochaine.

Certains portraits sont légers. Trop, peut-être. J’ai froncé les sourcils devant l’attitude de certaines – trop superficielles, trop attachées aux apparences, trop soucieuses de l’avis du mâle, trop proches de l’image stéréotypée que j’associe à ce qu’on essentialise parfois comme « La Femme ». Ou trop proche de certains clichés faciles – la femme fatale poussant à l’adultère, par exemple.

« Elle a le champ libre. La légitime est alitée, cloîtrée dans sa chambre, elle n’est plus que mère et future mère. C’est elle maintenant, la femme, la favorite du roi, bien mieux que l’officielle. Il la présente aux importants qui la feront avancer, il la pénètre dans leur luxueuse chambre d’hôtel, il la tient par la taille dans la rue, comme s’ils s’appartenaient et que tout le monde le savait. D’ailleurs tout le monde sait. » (p. 16)

Le problème avec ces portraits un peu faciles, c’est qu’il faut, pour bien les comprendre, les mettre en perspective. Ils sont une facette du réel féminin, car Ô vous, sœurs humaines est un collier dont aucune perle ne peut être isolée des autres ; à ce prix-là seulement, la gouttelette jusque-là isolée prendra tout son sens. Ainsi, au sortir d’un chapitre trop léger, le lecteur tombe brutalement dans une réalité bien plus crue – mais tout aussi vraie. Elle peut être ancrée dans notre proche quotidien et froidement dégueulasse :

« Lorsqu’elles arrivent, il l’embrasse à pleine bouche. Elle est un peu surprise par la violence de ce premier baiser, mais enfin, ça signifie qu’il est désormais son petit copain. Ils échangent à peine quelques mots, puis il place sa main sous sa minijupe. Il l’embrasse tout en déboutonnant son pantalon, il s’adresse à Maeva, vas-y, toi, filme, et à elle, pendant qu’il guide son visage jusqu’à son sexe, allez viens, fais pas ta timide, moi j’aime pas les timides. » (p. 54)

Elle, c’est Nina, qui comprend que porter une mini-jupe fait d’elle, aux yeux de certains, une pute. Mélanie Chappuis ne juge pas, mais aligne des mots. Des faits. Des réalités. Sa langue est simple, claire, sans fioritures inutiles. Pourquoi ne pas oser plus de lyrisme ? Peut-être parce que le lyrisme, les effets de manche ou l’éloquence gratuite briseraient l’équilibre de tous ces réels que tisse Mélanie Chappuis. Elle expose… puis passe à autre chose, pour mieux laisser les portraits résonner en nous. Plus loin, ce sont d’autres coutumes culturelles et religieuses. Le mot n’est pas prononcé et pourtant, il plane :

« Bientôt cela devrait être au tour de sa cadette. Leurs parents ont trouvé un médecin du pays qui pratique ça ici, même si c’est interdit. Elles doivent toutes passer par là, pourquoi est-ce que la petite dernière y échapperait ? L’aînée se remémore l’épisode. Avec le souvenir remonte la douleur. La peur. » (p. 57)

Ailleurs encore, c’est la maternité qui est remise en question – ou plutôt, la maternité volée, avec un triple portrait qui s’inspire des vols d’enfants perpétrés sous la dictature argentine : Victoria-Sol, prise à sa mère Luz, donnée à une autre qui l’a élevée comme sa fille… piégée à présent dans une double identité familiale qu’il lui faut tant bien que mal accepter. Il y en a tant d’autres encore. Jusqu’à celui, enfin, qui achève la route :

« Celles de sa génération ne sont plus très nombreuses. De toutes ses connaissances, camarades d’école, amies et voisines, il doit en rester quatre. Elle ne les voit plus depuis longtemps. C’est devenu fatigant, même au téléphone, c’est devenu fatigant. […] Désormais, elle est seule avec ses souvenirs. » (pp. 125-126)

Un livre à lire, à relire et à picorer sans ordre ni suite, pour explorer les facettes du féminin sans complaisance ni faux-semblants.

Magali Bossi

Références :

Mélanie Chappuis, Ô vous, sœurs humaines, Genève, Slatkine, 2017, 126p.

Photo : ©Magali Bossi

[1] Albert Cohen, Ô vous, frères humains ?, 1972. Cité en exergue de Ô vous, sœurs humaines.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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