Les réverbères : arts vivants

Raconte-moi un conte de fée… virtuel

Les insomnies d’amour, cela arrive et peut même affecter. Perfect Lily, Sara et Oana, camgirls roumaines, nous livrent en direct leurs méthodes pour panser le cœur des étrangers. Ni à prendre, ni à laisser, il s’agit de s’interroger sur l’Eromania du 21siècle… ce soir encore au Théâtre Saint-Gervais.

A l’Est, du nouveau

« Jeune, belle et fraîche. On vous attend » pourrait bien être la prochaine affiche publicitaire que lorgnerait un touriste, à peine débarqué d’un avion low-cost à Bucarest. Le métier, peu connu – voire peu reconnu – de camgirls, de celles qui font de leurs corps et cœurs l’objet de discussions secrètes dans des salons privés, est en plein essor en Roumanie. Perfect Lily, Sara et Oana ont reçu leurs noms de scène au début de leur carrière, dans un studio aux contrats alléchants. Le metteur en scène Karim Bel Kacem le mentionne d’ailleurs dans son prologue au spectateur, comme pour mieux l’intégrer dans l’esprit géographique et culturel de sa pièce : Les 9% de revenu revenant à la camgirl peuvent être estimés à 6000€, soit dix fois le salaire moyen du pays. Peignées, manucurées ou glissant dans leur robe de soie pourpre, elles livrent, lors d’une interview vidéo retranscrite en direct, leur premiers pas dans cet univers virtuel. Elles y rendent compte de leurs hésitations autour du degré de sensualité, sexualité ou féminité à adopter face à la caméra.

Leur innocente fragilité nous heurte, car il serait injuste d’estampiller leurs parcours du banal sceau d’une quelconque naïveté ou appât du gain. Leur aisance sur scène nous déstabilise à tel point qu’on se demande à quelle rapidité elles l’ont acquise en dehors des sentiers battus. Et voici que leur beauté évente d’un coup nos appréhensions aux échos de vente et de soumission du corps féminin, ouvrant le chemin à une nouvelle forme d’amour. Manière de dire que nous nous égarons vite dans la forêt de nos préjugés.

Le brouillage des pistes 

Perfect Lily continue-t-elle d’être Perfect Lily une fois l’écran fermé ? La question restera ouverte. L’une des forces de la pièce réside en effet dans le flou habilement maintenu entre l’authenticité et la théâtralité des vies en représentation sur scène. La mise en scène superpose d’ailleurs ces deux niveaux de réalité, en montrant d’un côté le studio d’émission de ces dames, et, de l’autre côté de l’écran, la réception de leur performance par les membres du site connectés, sur des télévisions disposées aux quatre coins de la pièce. Le regard passe d’un écran à l’autre, en oubliant peut-être trop vite le décor dans lequel s’agite la camgirl. Il devient obsolète et s’étiole face à l’intensité des écrans. Le charme opère à petits feux et l’on glisse dans la peau de l’utilisateur asiatique ou indien de ce soir-là. On regarde comment une Perfect Lily se meut en donnant l’impression qu’en tendant le bras, on toucherait ses fines hanches. Erreur : vous pouvez continuer à discuter, elle répondra du tac au tac. Et aussi à vos fantasmes – qu’ils soient de cuir, ou aux allures de géantes. Plus simplement encore, un petit « bonne nuit » personnalisé, sans aucune relation agendée le lendemain, ne vous coûtera que quelques pièces.

Existence et suspens 

« Si ton client aime l’opéra, va à l’opéra » instille alors la responsable à ses jeunes recrues, réifiant de cette façon l’argent qu’elles recueilleront dans leur portefeuille en une forme socialement plus gratifiante qu’une simple circulation de billets de banque. Car ouvrir son cœur à l’autre, à distance et parfois durant plusieurs années, c’est aussi rebondir à ses propositions. L’existence des deux connectés produit un enchaînement de surprises, d’une journée à l’autre. N’ayant aucun quotidien réel à partager, ils ne font après tout que se servir dans un buffet d’identités, de quoi être repu de bonheur, non ?

A l’expérience de ce conte de fée virtuel, s’ajoute également la question d’une vie qui reste en suspens lorsqu’il s’agit, au moins d’un côté de l’écran, d’inventer sans fin des manières de (re)présenter son corps pour qu’il soit objet d’admiration et de désir. Mais construire son identité et sa confiance en soi dans les yeux d’un autre est un pari qui semble tout de même risqué.

Laure-Elie Hoegen

 Informations pratiques : 

Eromania (History X), de Karim Bel Kacem et Caroline Bernard, du 2 au 10 février 2019 au Théâtre Saint-Gervais.

Avec Perfect Lily, Sara et Oana

https://saintgervais.ch/spectacle/eromania-history-x/

http://www.thinktanktheatre.ch/ttt/le-think-tank-theatre/

Photos : © Claudia Cocian

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *