Les réverbères : arts vivants

Rêve party à Carouge

Il s’en passe des choses, dans les forêts d’Athènes ! Quand le monde des fées rencontre celui des humains, c’est un Shakespeare revisité par Dan Jemmett qui se joue du Théâtre de Carouge avec Je suis invisible !, jusqu’au 14 avril.

Les alentours d’Athènes sont témoins de bien étranges scènes. Autour d’un vieux van mangé par la mousse, les couples se font et se défont sur l’herbe. Thésée, roi d’Athènes, va épouser Hippolyte, reine des Amazones. Les noces se préparent – tandis qu’en coulisses, des amours bien plus complexes se nouent. Hermia aime Lysandre, qui l’aime en retour… mais elle est promise à Démétrius, qui l’aime aussi ! Démétrius, quant à lui, est poursuivi par les ardeurs d’Hélène, son ancienne amante. En parallèle, une troupe de comédiens amateurs (des mécaniciens-carrossiers en bleu de travail) s’emploie avec beaucoup de sérieux à répéter une pièce pour le mariage du roi…

et tout ce beau monde finit par se retrouver en forêt, alors que la nuit tombe.

C’est là que tout se corse. Les jeunes Athéniens, tout feu tout flamme, ignorent qu’ils ont poussé la porte d’un monde qui n’est plus le leur. Car, quand l’obscurité descend, ces sont les fées qui dictent leurs règles. Et elles ne sont pas toujours très commodes. Leur roi Obéron et sa femme Titania se disputent. La scène de ménage tourne en vengeance personnelle : Obéron, machiavélique, charge son serviteur Puck de déposer sur les paupières de sa femme et des Athéniens en mal d’amour le suc d’une plante magique. Son pouvoir ? Faire tomber amoureux du premier être aperçu au réveil.

Autant le dire tout de suite : ça va déraper. Hélène se retrouve poursuivie par Démétrius ET Lysandre ; Hermia est délaissée sans comprendre pourquoi ; Titania s’éprend d’un âne (un des mécano-acteurs transformés par Puck)… bref, l’incompréhension et l’absurde jouent à plein.

Et tout ça, lors d’une paisible nuit d’été.

Rave / rêve party en forêt

Dan Jemmett s’attaque donc au Songe d’une nuit d’été. Mais plutôt que de faire montre d’un respect révérencieux, il en propose une très intelligente adaptation : Je suis invisible ! s’inscrit « d’après » Shakespeare – et le revisite avec un brio qui lui permet d’éviter, à mon avis, de tomber dans une vénération excessive à l’égard du dramaturge anglais. « Je suis invisible » est la phrase qu’Obéron prononce pour exprimer son détachement par rapport au monde des mortels. Roi des fées, il n’évolue pas sur le même plan que les Athéniens, qui appartiennent au monde des humains. Dès lors, Obéron devient le véritable metteur en scène de ce Songe – celui qui a la capacité de susciter les sentiments ou de les défaire. Un metteur en scène au pouvoir presque divin… mais un metteur en scène qui, par la faute de Puck et de son propre orgueil, perd bientôt le contrôle de sa pièce !

Dan Jemmett ne fait pas cette erreur.

Partant de la phrase d’Obéron, il place Je suis invisible ! dans le domaine d’Obéron, la forêt – le territoire des fées, le territoire des rêves. Omniprésente, cette forêt l’est par l’éclairage vert qui nimbe le plateau, par la mousse et les feuillages qui s’accrochent au van dont les portes battantes délimitent un espace « entre-deux » : tantôt féérique, tantôt humain, tantôt coulisses, tantôt chambre… Ce lieu de magie, où les illusions sont suscitées par des êtres surnaturels, se dote des attributs du cirque ou du théâtre. Rideaux de velours rouge à travers lesquels on fait ses entrées et sorties, guirlandes de lumières, un chapiteau… la forêt, si elle est le cadre des tours que les fées jouent aux humains, serait-elle devenue une grande scène de théâtre ? Si oui, elle deviendrait donc cet art où l’illusion créée par les comédiens doit plonger les spectateurs (comme les Athéniens face à la fleur d’Obéron) dans une réalité parallèle construite le temps d’un songe ?

La multiplicité des rôles qu’endosse chaque actrice et acteur accentue cette impression. Ils sont cinq en scène… mais interprètent quatorze rôles !

Avec sa stature impressionnante, David Ayala devient le roi Thésée (très classe) et le mécanicien vantard Bottom (beaucoup moins classe). Gestuelle, mimiques, voix – tout change, à tel point que, de prime à bord, je ne l’ai pas reconnu ! Valérie Crouzet, sophistiquée et aérienne en Titania, se fait désespérée en Hélène, franchement comique avec le jeune apprenti-mécano Snug (qui doit, dans la pièce pour le mariage, interpréter Le Lion – toute une affaire !). Si Mathieu Delmonté oscille entre machiavélisme et mystère avec Obéron (un peu à la manière du Magicien d’Oz dans la comédie musicale de 1939), il surprend par contraste en Lysandre amoureux et Flute, mécanicien naïf à qui échoit un rôle féminin dans la distribution amateure. Camille Figuereo endosse les costumes d’Hermia, de la Fée et de Quince. Leader des mécaniciens-carrossiers, Quince dirige une troupe si mauvaise qu’elle en devient comique. La représentation lors du mariage constitue un temps fort de Je suis invisible ! et un grand moment de rire ! Quant à Joan Mompart, il incarne Puck, Démétrius et Snout, qui m’ont le plus marquée. Puck représente l’essence du Songe, son côté incontrôlable (peut-on contrôler un rêve ?), où tout peut arriver. À la frontière entre les arts, il tient de l’esprit joueur, Charlie Chaplin ou de Laurel et Hardy. Mais alors, vite, vite, Joan Mompart ôte son chapeau (au sens littéral) pour devenir Démétrius, Athénien à l’amour repoussé, ou Snout, carrossier à qui échoit le rôle du Mur dans la pièce amateure (si vous n’avez jamais vu d’acteur jouer un mur, ça vaut la peine !)…

Vous l’aurez compris, Je suis invisible ! relit Le Songe d’une nuit d’été avec une grand liberté, tirant tour à tour Shakespeare vers le théâtre de boulevard, le spectacle de magie ou encore le cinéma muet. Au final, c’est une pièce joyeuse qui emporte dans le tourbillon des rebondissements – au point qu’on se demande ce qui nous arrive. Où est la réalité, où est la fiction ? La drogue d’Obéron ne provoque-t-elle pas, en plus de l’amour, d’étranges hallucinations ? Car, sous le patronage discret du van aux pneus dégonflés qui a tout d’un véhicule de hippies sur le retour, on se demande quels drôles de champignons on a mangé…

Ce Songe ne serait-il pas la métaphore filée d’une rave party en forêt, avec ses sacs de couchage dans lesquels les personnages se glissent, et ses chaises de camping sur lesquelles on casse la graine – ou plutôt, d’une rêve party ? À vous de juger.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Je suis invisible ! d’après Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare du 26 mars 2019 au 14 avril 2019 au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Dan Jemmett

Avec David Ayala, Valérie Crouzet, Camille Figuereo, Mathieu Delmonté, Joan Mompart

Photos : ©Théâtre de Carouge

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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