Les réverbères : arts vivants

Saucisses et (hors d’)œuvres sur scène

Si, par crainte de monotonie ou d’habitude, vos pieds font trop souvent volte-face et vous empêchent d’atteindre ce que vous recherchez… le Cabaret en chantier a été conçu pour vous ! Une enfilade de mini-pièces révoltantes, surprenantes ou drôles, et ce chaque année, du 31 mai au 2 juin au Théâtre des Marionnettes.

De courte durée, certes, mais intenses et inoubliables à la manière d’une bouchée gastronomique. C’est ainsi que les pièces présentées dans le Cabaret en chantier viennent clore la 89e année du Théâtre des Marionnettes. Isabelle Matter, entourée d’Emilie Flacher et de Benno Muheim du Theater Stadelhofen de Zürich, échafaude ainsi un menu de dégustation dont on pourra déguster les variations multiples sans froncer les sourcils. Le format est bien choisi tant il aspire à mettre au grand jour les différentes facettes des marionnettes. Ce seront, à tour de rôle, dix minutes mises à disposition pour accrocher les plus tête-en-l’air, divertir les plus accros ou renseigner et fidéliser les plus sceptiques. Cette condition fonctionnait en duo et impliquait également celle d’un décor sobre et rapide à installer. Puis, comme, lors d’une trêve musicale sur un long trajet, une pause venait ponctuer le défilé des marionnettes. Bien plus qu’un spectacle, le Cabaret en chantier est la recette d’une bonne soirée, qui recèle de convivialité, propose des variations de rythme et de douceurs tels qu’on le souhaiterait à table.

D’ailleurs, c’est bien attablé que les mondes se font, refont et défont. Dans Le rêve de la graine, la petite dernière de la famille arbore tout un éventail de questions à commencer par l’origine des oranges. Sarah Marcuse et Thomas di Genova donnent forme aux effrois et doutes des petits et détaillent, avec bienveillance bien sûr, comment les adultes manigancent en silence pour formuler des réponses incroyables à leurs jeunes pousses. Ainsi va le monde, chacun y trouve sa place mais le « comment » relève parfois du mystère.

Au début tout en fleur, succède une fin dévastatrice. À celles et ceux qui douteraient des catastrophes climatiques et… hé bien, la pièce Quelque soit la fin du monde leur semble comme directement adressée ! Un balai de lumières sombres plonge la scène dans un dégradé bleuté, à la fois terrifiant et mystérieux. On retrouve l’atmosphère envoûtante d’une histoire à faire grandir contée au bord d’un feu.

 Surgit, hors de sa barque, un pêcheur tranquille qui jette un œil curieux aux poissons pris dans ses rets. Tout à coup – des cris, du vent sur scène – un vent fatal s’abat et lui brûle les yeux. Quelque soit la fin du monde… pour ce pauvre bougre, elle est déjà bien réelle et, cette pièce d’Olivier Mausli, sidère tant par la violence gratuite que par la contemporanéité du danger qu’elle expose. Ainsi, elle semble plutôt destinée à un public adulte qui ne se laissera plus si facilement mener en bateau…

Variation sur le carnaval des animaux se révèle être un fin digestif après une pièce plutôt forte de significations et d’émotions lourdes ! Rita Giacobazzi souffle rapidement le poids du quotidien dans cette pièce qui prend place au cœur d’un restaurant fast-food. Le travail est ardu lorsqu’il faut débarrasser les montagnes d’ordures siégeant là, peu ou prou sans relâche.

 Du fast et du fade auquel il faut faire face et c’est ce à quoi s’attèle l’employée, pas prête pour un sou à se laisser gagner par cet air pour le moins méphitique. En deux temps deux mesures, elle tourne et façonne les détritus jusqu’à leur renaissance en lion, tortue ou lièvre. Le jeu ou le joug au travail, toute est question de perceptions !

Dans Ceci n’est pas un indien, Thomas Bochet change de registre. On retrouve l’ancien théâtre portatif de marionnettes… Un comédien très agité se prépare à entrer en scène et, même si l’on voit ici le marionnettiste, c’est bien le salon de l’artiste qui nous happe, tant ce dernier fait les mille et un pas avant de s’asseoir.

Enfin, en guise de brève relaxation, il s’octroie quelques pages de lectures en solitaire et s’apprête à recréer son lien de confiance avec l’univers de la fiction. C’est bien rapidement qu’il endosse le rôle du narrateur, tout à coup paré de plumes et aux prises avec une intrigue de malfaiteurs. Dépassant ainsi ses doutes portant sur le métier même de comédien, il devient lui-même porteur de la fiction.

Au réveil, le voilà convaincu d’être à la bonne place, prêt à – cette fois-ci – procurer du rêve à ses spectateurs.

S’il est une pièce saupoudrée de magie, c’est bien Ana Maria proposée par Alicia Packer, qui raconte – en agençant de petites figures de plastique – le lien incroyable qu’elles avaient tissé, elle et Ana Maria, sa grand-mère. Le procédé est curieux, car il rappelle certes les heures de jeux passées devant les Playmobil mais éveille également des notes de nostalgie profondément inscrites au fond de nous. Les enfants sont ravis, les adultes aussi.

Pour cette pièce sans marionnettes, l’évocation et la représentation mentale sont essentielles et laissent les spectateurs libres de projection dans les deux personnages. De cette façon, Ana Maria n’est pas seulement un hommage aux bois de l’enfance chez les Packer mais donne du poids aux souvenirs qui s’envolent parfois trop vite.

Le théâtre d’objets, que l’on retrouve notamment dans la pièce précédente, est repris dans Le petit sac rose, par Valentine Sergo – une pièce, à mes yeux, moins convaincante. Le sac-à-dos, accompagné d’une petite paire de chaussures, fait preuve de grand courage : il est le fidèle ami d’une petite fille prête à franchir une frontière couchée par les coups de feu  pour suivre ses camarades de jeu. Mais au front, on ne rit pas, on y meurt avec heurt. Le terrain de jeu se dessine petit à petit grâce à une immense feuille en papier craft, déchirée par moments par la comédienne présente sur scène. C’est ainsi qu’elle représente les cascades et du pays. Puis, elle déplace parfois les chaussures de la petite fille en évoquant ses mini-voyages dans les rues des villes.

Certains passages sont parfois très conceptuels – le décor pourrait être plus évocateur – et paraissent moralisateurs tant ils soulèvent l’injustice, pour certains enfants, de se voir refuser le droit d’être libre de leurs mouvements. C’est vrai, c’est un combat à mener chaque jour qui semble ici noyé sous une multitude d’autres évocations.

Ultra Saucisses, dernier morceau de cette belle soirée, vient couronner le Cabaret. Fanny Brunet et Delphine Bouvier abordent le thème du harcèlement et des différences à l’école sous la forme originale d’une troupe de saucisses. Saucisses de Francfort, de veau ou simplement boudins s’affrontent lors d’un parcours sportif. Toute bonne volonté mise de côté, les chances de réussir sont loin d’être équitables et à quoi bon se moquer ou se comparer ? L’idée d’évoquer la chasse au bourrelet ou au plus vif et musclé via le monde de la charcuterie est succulente. Les deux marionnettistes représentent, très simplement mais de façon terriblement efficace, les problèmes liés à l’adolescence, les allègent sans pour autant en ôter la substantifique profondeur.

Le chantier est ce vivier de réflexions en mouvement qui chatouille nos papilles et nous offre des horizons multiples. Parfois inaboutis, les chantiers se prêtent particulièrement bien à la fin de la saison tant ils montrent ce qui se prépare en filigrane, ici les 90 ans ! En attendant le retour des marionnettes, rien de tel que de se laisser porter par le fil de l’eau…

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Le cabaret en chantier, de Thomas Bochet, Fanny Brunet et Delphine Bouvier, Rita Giacobazzi, Sarah Marcuse et Thomas di Genova, Olivier Mäusli, Alicia Packer, Valentine Sergo du 31 Mai au 02 Juin 2019 au Théâtre des Marionnettes de Genève

Photos : © Carole Parodi

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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