Les réverbères : arts vivants

Savoir et n’être pas crue, ou la folie de Cassandre

Une femme enfermée crie sa colère sur le monde qui ne l’entend pas. Elle, qui pourtant sait, est prise pour une folle. Cassandre hallucinée, c’est le titre du monologue écrit et interprété par Justine Ruchat, en collaboration avec Gabriel Alvarez. Une performance magistrale à voir jusqu’au 4 octobre au Théâtre du Galpon.

Au centre du plateau se dresse un lit. Il pourrait être celui d’une prison, d’un asile… on nous dira que c’est celui d’un sanatorium, dans la chambre où est enfermée une jeune femme apparemment hallucinée. Perdue dans des pensées à peine perceptibles, elle croit entendre quelqu’un qui arrive, et se lève. C’est là que tout commence…

Des diverses formes de folie

De la folle, elle semble avoir toutes les caractéristiques : ses propos ne paraissent pas toujours cohérents, elle crie pour qu’on l’entende et enrage, sombrant dans une forme de désespoir, passant d’une émotion à l’autre sans transition. Mais là où le texte de Justine Ruchat est d’une puissance redoutable, c’est dans l’exploitation de cette folie. Elle en parcourt toutes les principales formes. Par moments, elle parle au nom de la Cassandre antique, comme si elle était possédée. À d’autres, elle semble dialoguer avec une conscience intérieure, à la manière d’une schizophrène. C’est comme un dédoublement de la personnalité. Elle évoquera encore la nymphomanie qu’on lui prête, arguant qu’elle revendique simplement le droit au plaisir, elle aussi. Au fil de ses paroles, on apprend les traumatismes de l’enfance, les balades d’instituts en instituts, les parents trop peu présents… Elle aura même des pulsions de violence qui ne sont pas sans rappeler celles des pires psychopathes, éprouvant une forme de plaisir à faire du mal aux autres. Le mythe de Cassandre prend ainsi une toute autre ampleur.

Ce qui se dessine tient de ce que l’on pourrait nommer « folie du confinement ». À l’écart de tous, cette femme parle, parle sans cesse. Qui est-elle ? On ne sait pas trop, mais qui cela intéresse-t-il, de toute façon ? On ne l’écoute pas, et cela dure depuis l’enfance. À force d’être enfermée seule, sa démence a pris d’autres dimensions. Oui, mais… si, en réalité, elle n’était pas folle ? Si ses propos étaient, comme ceux de Cassandre, la vérité, en laquelle personne ne veut croire ? Son discours s’ouvre alors sur une toute autre dimension.

Si on se pose la question, c’est d’abord parce qu’on est au fait du mythe de Cassandre : elle a reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir mais, parce qu’elle refuse de s’offrir à lui, il décrète que ses prédictions ne seront jamais crues, même par sa famille. C’est ensuite parce que ses propos paraissent, par moments, extrêmement lucides et engagés. Tout cela mène d’autres interrogations. D’abord, si l’on reprend la légende de Cassandre : ne serait-elle pas l’une des premières à avoir dit « non » ? En pleine vague de #metoo, on ne peut pas croire à une coïncidence. Pour preuve, la femme enfermée raconte d’ailleurs ses nombreuses relations, pas toujours consenties, jusqu’à ce moment où elle est tombée amoureuse de… la femme du général dont elle était la maîtresse ! À cela s’ajoutent des sous-entendus écologistes et militants, la revendication du droit d’être celle qu’elle veut, d’être libre. L’enfermement dont elle est victime est aussi devenu mental… une situation que nous avons tous vécu, à divers degrés, avec le confinement des derniers mois. Alors, on en vient à se demander si son discours n’est pas celui de l’Humanité, qui s’insurge contre cet état de fait et veut que les choses changent – d’où ses propos très engagés. Le fait qu’elle ne soit pas écoutée ne serait-il pas la métaphore d’un monde qui se voile encore le face et n’est pas prêt à accepter certains changements pourtant nécessaires ?  S’il n’y a aucune certitude, les signes ne trompent pas…

Une performance magistrale

Car si on se pose ces questions, c’est aussi parce que le spectacle présente un immense paradoxe : cette femme se plaint de n’être écoutée de personne, alors que le public présent ne fait que ça – écouter. Justine Ruchat est envoûtante, hypnotique. On ne peut en détacher les yeux ni les oreilles, tant elle impressionne dans son rôle. Capable par moments de charmer avec une douceur incomparable, elle déstabilise aussi par ses excès, dans la colère comme dans la tristesse. S’agit-il d’hallucinations, comme évoqué dans le titre, ou simplement du reflet de l’état du monde ? On ne sait sur quel pied danser, que ressentir, comment réagir. Justine Ruchat concentre tout cela en elle, durant l’heure que dure ce spectacle.

Folie, hallucination, réflexion, envoûtement, déstabilisation : une chose est certaine, on ne ressort pas indemne d’un tel moment.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Cassandre hallucinée, de Justine Ruchat, du 29 septembre au 4 octobre au Théâtre du Galpon.

Direction artistique : Gabriel Alvarez

https://galpon.ch/saison/cassandre-hallucinee/

Photos : © Elisa Murcia Artengo

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *