Le banc : cinéma

Sing Me a Song : une chanson aigre-douce

Aux confins du monde, dans les montagnes brumeuses du Bhoutan, se cache un monastère. De jeunes moines y sont formés aux enseignements de Bouddha. Dépouillement, absence de distraction et de présence féminine, rien ne semble détourner les moines de leurs prières, jusqu’au jour où le premier poteau électrique est planté dans le village.

Le réalisateur français Thomas Balmès poursuit l’aventure amorcée 10 ans auparavant avec un premier film, Happiness, tourné dans ce même village, qui suivait alors Peyangki,  enfant, et ses aspirations à rejoindre la voie spirituelle du monastère. Dans ce nouvel opus, Balmès filme les impacts de la technologie moderne sur une communauté monastique en suivant à nouveau Peyangki, désormais jeune adulte, devenu moine novice.

Les premières images du film viennent percuter les sens du spectateur. Au moyen de plans larges, le réalisateur caresse le paysage de sa caméra, comme ensorcelée par une nature pure et fleurie, semblant sortie d’un songe. La musique choisie pour accompagner le spectateur dans l’exploration de ce monde est particulièrement tendre et l’on sent l’odeur du grand air et des hautes herbes. Les images de ce décor velouté et de ce monastère qui semble suspendu dans des nuages intemporels resteront longtemps après le film.

Comme si toute bonne chose avait nécessairement une fin, l’ambiance change subitement. La sonnerie métallique d’un téléphone portable tire le spectateur de ses rêveries comme on arrache un pansement, sans transition. Un jour nouveau se lève au monastère. Le focus est mis sur le visage en gros plan d’un moine qui récite ses prières les yeux baissés. Le champ s’élargit par un travelling arrière dévoilant que l’attention du moine n’est pas consacrée à son livre de prière mais à son téléphone portable, sur lequel il est en train de jouer. En reculant davantage, la caméra révèle que ce n’est pas ce seul moine mais tous les moinillons présents qui consultent leur téléphone, tout en scandant mécaniquement leurs prières.
Le ton est donné, l’image d’Epinal du moine investi purement dans sa quête spirituelle est sacrifiée sur l’autel de l’image moins fantasmée du moine hyper connecté. Et Peyangki n’y fera pas exception, on ne le verra pratiquement jamais sans son téléphone à la main. Son rêve d’illumination, lui, semble désormais accessoire et très lointain. Ni les recadrements du moine supérieur, ni ceux de sa mère n’ont raison de la relation de dépendance qu’entretient Peyangki à son appareil. Et puis, il est amoureux d’Ugyen, une jeune femme de la capitale qu’il n’a jamais vue mais avec qui il échange des conversations depuis leur rencontre en ligne. Ne trouvant plus de motivation dans sa formation monastique, on souhaiterait pour Peyangki que sa rencontre avec Ugyen lui donne la voie d’un nouveau chemin, celui de l’amour, mais cette rencontre se révèle une puissante désillusion.

Que fera Peyangki lorsqu’il aura pansé ses plaies ? Trouvera-t-il un sens à un retour au monastère qui sonne comme un retour par défaut ?
Peyangki confesse à l’un de ses amis qui l’enjoint à rentrer au monastère, qu’il ne peut plus y revenir, s’étant à présent trop éloigné de Bouddha, comme si sa trajectoire spirituelle n’autorisait pas les sorties de route.
Est-ce réellement la dépendance face aux outils numériques qui a détourné Peyangki de sa vocation ou celle-ci vient-elle pallier une perte de foi intrinsèque ?
On ressent un malaise à l’égard de scènes répétées où l’on observe les moines pendus à leur téléphone, jouer à des jeux de guerre ou regarder des vidéos violentes. Ces scènes dénoncent le fléau que représente l’accès à la technologie moderne sans jamais en montrer les avantages.
Dans ce long-métrage très esthétique, où les paysages, le détail des visages et les tenues colorées des moines sont une offrande pour les yeux, la limite entre documentaire et fiction est ténue. Certaines scènes semblent avoir été induites par le réalisateur. Les conversations téléphoniques en champ / contre champ entre Peyangki et Ugyen, pourtant éloignés géographiquement, suggèrent que certaines scènes ont été reconstituées pour assurer au film une certaine fluidité.
Si ce choix rend en effet le film très agréable à suivre, on sort en revanche du documentaire pur, sans avoir été capable de distinguer les scènes qui relèvent de la réalité du terrain de celles qui ont été dirigées par le réalisateur.

Malgré ce mélange de genre peu lisible, le film ne manque pas de sensibilité. S’il laisse son spectateur impuissant pour trancher la question du progrès ou de la décadence qu’amène la technologie, Sing Me a Song ouvre néanmoins la porte à la réflexion et l’on aimerait beaucoup voir un troisième volet à cette histoire.

Valentine Matter

Référence :

Sing Me a Song, Thomas Balmès (2019), Suisse, France, Allemagne, 99 minutes.

Crédits : Sing Me a Song, Thomas Balmès (2019), Suisse, France, Allemagne

Valentine Matter

Cinéphile éprise du genre documentaire, Valentine n’en apprécie pas moins la fiction et ne résiste certainement pas aux comédies grinçantes. Sa formation de psychologue entre plus volontiers en résonance avec les personnages lorsqu’ils sont complexes et évolutifs.

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