Les réverbères : arts vivants

Sous les plis rebondis des perruques, la sensibilité

L’île, successivement paradisiaque, inconnue, splendide ou inabordable affriande quantité de rêves, dont celui d’un ancien esclave, Trivelin. Lui-même bien décidé à corriger le cœur corrompu des maîtres qui viendraient à échouer sur ses rivages. C’était l’Île des esclaves à la Tour Vagabonde, du 15 au 31 mai au parc Trembley.

Accoster à mauvais port

La Tour Vagabonde vient fendre la nuit au Parc Trembley. Bien qu’entourée de nobles essences, pins et cèdres à la silhouette majestueuse, on aime son côté brut et modeste marqué par une structure polygonale en bois sombre à l’intérieur flanqué de bancs où les spectateurs peinent à trouver une place confortable. Dans ce théâtre circulaire, on se sert les coudes ; il faut tendre l’oreille, écarquiller ses mirettes et remettre à plus tard la problématique du poids des vertèbres… Sur l’île, Trivelin et ses acolytes – anciens esclaves – se rient justement du confort de leurs ex-maîtres et maîtresses. Leurs airs de marquise pomponnée les exaspèrent et c’est avec grande hâte, qu’ils souhaitent exhumer l’être au grand jour en noyant le paraître une bonne fois pour toutes. En cet après-midi au parc, il fait très chaud et l’air méphitique gagne rapidement nos poumons. Il plonge la pièce dans une ambiance où être à l’aise serait un oxymore, tant les lumières rouges et violettes esquissent une sourde menace. Tour à tour, les anciens maîtres viennent hanter l’arrière-scène par saccades, au rythme de l’ouverture et de la fermeture des stores vénitiens.

Retour de flamme, retour de vague

Une fois drossés vers le rivage auquel ils accostent, l’échange des rôles s’opère tout naturellement entre esclaves et maîtres : Trivelin vérifie le bon déroulement du troc des sobriquets contre les noms à rallonge, celui des perruques contre les touffes de cheveux sauvages peu brossés et encore moins lavés… Trivelin semble apprécier son rôle de rééducateur affublé d’une blouse blanche de fin et docte médecin. Il veille à la bonne marche des évènements : point d’élans de haine ni de frappes longtemps refoulées. La clinique qu’il paraît diriger ne pourrait justifier de tels débordements. Son ton tout autant ferme que posé époustoufle. N’est-ce pas lui, d’ailleurs, qui au début de la pièce, rappelle aux élèves effarouchés à quel point cette pièce classique recèle de richesse et de réflexions à mener ensuite en classe. On l’écoute attentivement. L’une des marquises, pourtant, résiste, sans doute peu encline à se sentir ainsi dépouillée de ses privilèges.

Le vent en poupe

Trivelin n’est pas un baratineur. Il enregistre les propos des ex-maîtres dans l’idée de provoquer, chez eux, un séisme de conscience, une fois qu’ils en réaliseront la teneur. Fierté, arrogance, mépris pour l’autre. Trivelin, lui, table sur la capacité, à développer, à imaginer une variété de problèmes, d’autres conditions de vie que les leurs, qui affectent des vies humaines dans leurs déploiements. L’étau se resserre sur Euphrosine, la maîtresse de Cléanthis, esclave et servante, lorsqu’Arlequin – le nouvel Iphicrate – lui promet une prompte liberté en échange de l’accueil de ses sentiments. La matrone athénienne a bien du mal à être la cible d’un amour d’ex-esclave tant sa hiérarchie de l’espèce humaine l’empêche d’y déceler un juste et bon sentiment.

Trivelin ne craint ni pleurs, ni cris, et travaille âprement ses patients aux tréfonds de leur âme afin qu’ils découvrent, perdue sous les plis des titres et autres distinctions de naissance, une toute jeune sensibilité. Rappelons qu’au-delà de l’exposé de cette démarche d’apprentissage, la pièce suscite le rire, verse dans les plaisanteries bouffonnes1 – un bon équilibre lorsque la transformation morale des habitants de l’île prend le dessus. On quitte la Tour emplis d’une certaine félicité, nous incitant à revoir nos hiérarchies. Une pensée polie par de l’air frais et revigorant, c’est aussi ça, les îles.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

L’Île des esclaves de Marivaux, du 15 au 31 mai à la Tour Vagabonde au parc Trembley.

Mise en scène : Valentin Rossier

Avec : Dominique Gubser, Marie Druc, Lionel Brady, Juan Antonio Crespillo, Valentin Rossier

Photos : © Carole Parodi

1L’Île des esclaves, précise V. Rossier, a été écrite pour les Comédiens Italiens issus de la commedia dell’arte, chassés de l’hôtel de Bourgogne par Louis XIV, rappelés à Paris par le régent en 1716.

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *