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Tamangur : Leta Semadeni et la présence au monde

Il est un village, loin, entre les montagnes, où la grand-mère et l’enfant s’observent et s’apprivoisent. Depuis la mort du grand-père, elles sont seules. Au fil des pages, c’est la ténuité du passage des jours que Leta Semadeni essaie de saisir, dans Tamangur.

Tamangur est la première œuvre que je lis de Leta Semadeni. Un roman, paru en allemand en 2015 et qui a obtenu en 2016 le prestigieux Prix suisse de littérature. Traduit en français par Barbara Fontaine, il est paru aux éditions Slatkine en 2019. Avec Tamangur, c’est une langue éthérée, un imaginaire simple et profond que j’ai découvert. Leta Semadeni est, aujourd’hui, une des poétesses grisonnes les plus reconnues. Née à Scuol en 1944, elle ciselle des textes entre deux langues – l’allemand et vallader (variante du romanche parlée en Basse-Engadine). En 2011, l’ensemble de son œuvre a été consacrée par le Prix Schiller, le plus ancien prix littéraire suisse.

Mais ce n’est pas tout.

« Le cœur de la grand-mère est une grande forêt pleine d’épaisses broussailles, d’arbres plus ou moins hauts et de nombreux arbustes. On peut s’y promener ou s’y égarer. Il y a aussi des clairières qui s’ouvrent comme une surprise. Un pas, et l’enfant se retrouve soudain dans la lumière, au-dessus d’elle le ciel, les coussins moelleux des nuages, le soleil. La grand-mère est alors un ange qui exauce tous les souhaits. […] Une autre fois, l’enfant est envoyée dans les broussailles, elle s’égratigne les pieds et les jambes, les branches lui fouettent le visage, elle s’accroupit dans le noir et tremble devant la grand-mère, qui devient une sorcière. » (p. 13)

Ténuité des instants

Tamangur n’est pas simplement un roman qui a reçu la reconnaissance du champ littéraire. C’est un souffle qui s’envole en 73 chapitres – 73 évocations d’un quotidien où rien d’important ne semble se passer, mais où l’existence entière se joue.

« En été, le poirier pousse jusqu’aux fenêtres de la véranda, ses branches appuient contre le verre et jaillissent dans la pièce quand on ouvre une fenêtre. Le jus sucré des petites poires attire les guêpes, ces lions ailés. Elles s’imbibent pleinement de leur douceur et titubent enivrées ou gisent mollement sur le sol de la véranda. C’est pour ça que l’enfant n’a pas le droit de marcher pieds nus dans la véranda. » (p. 75)

Ensemble, la grand-mère et l’enfant chérissent le souvenir du grand-père, chasseur émérite parti rejoindre les autres chasseurs à Tamangur, le pays dont personne ne revient :

« Au moment où un chasseur est accueilli à Tamangur, il perd vingt et un grammes parce que son âme s’échappe de son corps pour retourner là où elle habitait avant. L’âme aime bien ses petites habitudes, dit la grand-mère, elle est forte bien qu’elle ne pèse que quelques grammes, et elle impose toujours sa volonté. » (p. 8)

C’est une vie douce-amère qu’elles partagent toutes les deux, et que Leta Semadeni dévoile par touches, à travers les yeux de l’enfant : le passage de la frontière italienne, pour acheter à manger là où les prix sont plus bas ; les vols enfantins de fruits dans le jardin du curé ; les secrets graveleux des adultes, dans l’hôtel de l’Alpenrose ; les mille et une interactions villageoises où tout se dit à demi-mots (avec la voisine, la couturière, la doctoresse) ; les ennuyeuses journées d’école ; les repas de famille, avec tout le rituel culinaire qui les accompagnent… et surtout, le soleil qu’apporte chaque jour Elsa, qui fait partie de ceux qu’on nomme « les Bizarres ».

« Les Bizarres portent un regard frais sur le monde, dit-elle. On est tout étonné quand on essaie de voir avec les yeux des Bizarres. Le monde est pour eux bien astiqué, libéré du voile gris. » (p. 20)

Par-dessus tout, il y a les rêves enfuis qui ne reviendront pas. Ceux de la grand-mère, qui se souvient de sa jeunesse et de sa rencontre avec le grand-père, des films qu’elle aimaient voir et de ses voyages dont la grande carte du monde garde la trace…

« Beaucoup d’endroits n’ont laissé qu’une île dans ma tête, dit la grand-mère, mais les différentes choses qui sont sur l’île brillent comme si on les avait polies avec le chiffon à poussière, tandis qu’autour de cette île tout disparaît sous une épaisse couche de poussière. » (p. 31)

Il y a les souvenirs de l’enfant, aussi. Eux n’apparaissent jamais plus clairement que cette limite que tissent les rêves avec la réalité, au moment où le tricot du sommeil commence à se détricoter. Dans ces souvenirs, le petit frère est toujours là – le père et la mère aussi, mais de façon plus lointaine. Le petit frère rit, tient la main de l’enfant, cherche un crapaud avec elle… puis soudain disparaît. Alors, il se retrouve à voguer, loin, loin dans la mer où le fleuve qui l’emporte l’a jeté.

La présence au monde

Si je devais nommer ce qu’est Tamangur, je ne dirais pas que c’est un roman, contrairement à ce qu’indique la couverture des éditions Slatkine. Ce n’est pas un poème non plus, c’est – autre chose.

Tamangur est semblable à ces bols japonais, fabriqués selon la technique du raku : leur valeur ne réside pas dans la perfection de leur beauté, mais dans son imperfection, dans le détail qui ébranle l’équilibre. Elle relève de l’esthétique du wabi-sabi, qui mêle la simplicité, la solitude, la dissymétrie et la mélancolie du wabi à la patine décrépie, le passage du temps et les choses vieillissantes du sabi. Tamangur, c’est une parenthèse de présent dans un quotidien lacé comme un train à grande-vitesse. C’est un texte où chaque phrase, sans artifice, fait sourire et réfléchir. L’écriture est celle du présent, de la simplicité, de la justesse : il n’y a pas de place pour la virtuosité ou les effets de manches, sous la plume de Leta Semadeni. En la lisant, on lève la tête, on regarde l’air, le ciel, la poussière qui s’envole dans le soir qui monte – et on se dit, « oui, c’est ça ». C’est exactement ça. Quelle que soit la nature de ce ça.

Tamangur est un texte qui nous apprend la beauté de la présence du monde, la beauté de la fêlure des choses et des êtres. À lire. Absolument.

Magali Bossi

 Référence : Leta Semadeni, Tamangur, Genève, Éditions Slatkine, 2019, 182 p.

Photo : Magali Bossi (montage : Fabien Imhof)

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