Les réverbères : arts vivants

Terre noire, dystopie ou terrible réalité ?

Conte écologique sous forme de dystopie, Terre noire emmène le public au cœur d’une affaire devenue judiciaire. Pouvoir démêler le vrai du faux, c’est l’un des buts de l’histoire de ce paysan escroqué par une grande entreprise. . Un spectacle humain à voir jusqu’au 31 août au Théâtre de l’Orangerie.

En entrant dans l’Orangerie, le spectateur se trouve entouré par les comédiens qui sifflent à la manière  des oiseaux. Ceux-ci ont tous disparu, nous explique-t-on, alors, pour se les rappeler, on les imite. Terre noire se présente ainsi comme un dystopie, dans laquelle la nature est en train de mourir, détruite par ces grandes entreprises qui ne pensent qu’à l’argent. Ici, Earth Corporation fait miroiter l’espoir à des producteurs de canne à sucre, leur promettant monts et merveilles, pour finalement racheter leurs terres à bas prix et les exploiter jusqu’à la moelle. Hagos Nassor, un propriétaire terrien qui n’a plus que son lopin de terre, se rend compte de la supercherie. Il décide de s’y opposer et de faire appel à une avocate. Débute alors de terribles joutes juridiques entre les défenseurs des deux parties.

Une scénographie où tout est mort

Sur la scène de l’Orangerie, des couloirs blancs sont entourés de plastiques jaunes. Dans ces derniers sont plantés des bambous, auxquels sont accrochés des perfusions et des petits haut-parleurs. Rien n’est naturel, ou alors mort. Le sol, jaune, d’abord, pourrait symboliser la fête, la joie, le soleil. Au vu du propos, c’est plutôt la trahison et le mensonge qui sont mis en avant, associés à la puissance et à l’ego d’Earth Corporation. Les perfusions coulent au compte-goutte, comme du sang : la terre saigne et meurt à petit feu, comme ceux à qui elle n’appartiendra bientôt plus. Même les caisses jaunes contenant les graines et l’eau évoquent plus des échantillons de laboratoire que le monde agricole. Ajoutez encore les haut-parleurs qui diffusent en boucle les sons d’oiseaux enregistrés par les comédiens au fur et à mesure de la pièce, et vous comprenez bien vite que la nature et la vie n’ont plus leur place ici.

Des personnages complexes

La prouesse de l’auteur Stefano Massini et du metteur en scène Ludovic Chazaud réside sans aucun doute dans le développement des personnages. En à peine 1h20, ils parviennent à développer une grande profondeur psychologique chez chacun d’eux. Il y a d’abord Hagos, le paysan (Attilio Sandro Palese). Un peu perdu dans un premier temps, il voit une aubaine dans la proposition de l’agent commercial, lui proposant de tripler ses récoltes et de les racheter bien plus cher que ce qu’il ne les vend actuellement. L’idée insolite ?! Des graines miracles fournies par Earth Corporation. Plus tard, il sera désabusé, la vie semblant le quitter comme elle a quitté sa terre. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? C’est ce dont sa femme Fatissa (Elodie Weber) prend conscience elle aussi. Subissant malgré elle l’arnaque d’Earth Corporation, c’est pour elle qu’Hagos a pris ces engagements et s’est laissé berner. Pourtant, c’est elle qui la première, grâce à son pragmatisme, se rend compte que quelque chose cloche…

L’agent commercial, Dalmar Khamisi (Baptiste Gilliéron), est employé par Earth Corporation pour convaincre les propriétaires de vendre leurs terres et permettre à l’entreprise de devenir le leader du marché. Manipulateur, il l’est à bien des égards. On apprendra plus tard qu’il s’est en réalité engagé auprès de plusieurs compagnies, tentant de gagner de l’argent partout où il peut, quitte à jouer des mauvais tours à ses employeurs. Opportuniste, vous avez dit ?

Et puis il y a les deux avocats… Wilson Helmett (Céline Nidegger) est cynique et n’écoute pas les autres. Seuls les intérêts de sa boîte comptent. Symbole du capitalisme poussé à l’extrême, il n’hésite pas à écraser tous ceux qui s’opposent à lui. En face, maître Odela Zaqira (Lara Khattabi) paraît d’abord un peu dépassée. Idéaliste, elle cherche à tout prix à défendre son client, n’hésitant pas à enquêter dans les raffineries pour tenter de trouver une faille au contrat qu’il a signé. Personnage sans doute le plus complexe, on ne sait si elle finira par être corrompue ou non…

Un propos dénonciateur

Au final, cette dystopie en est-elle vraiment une ? Ou tourne-t-elle en récit d’anticipation ? On est en droit de se poser la question, tant les éléments et les récits paraissent réels. D’abord décousus, proposés par bribes, ils forment finalement une histoire complète et cohérente. Certains passages se répètent, comme pour montrer que cette affaire n’est pas un cas isolé.  Ce que l’on peut retenir en tous les cas, c’est que Terre noire fait preuve de tout sauf de démagogie. Dénonçant certaines grandes entreprises qui manipulent et arnaquent les plus faibles, cette pièce propose une fine analyse de la situation. Hagos le reconnaît lui-même : c’est lui qui a choisi d’accepter les termes. Lui aussi est donc fautif.

C’est l’autre point saillant de Terre noire : le spectacle reste très humain. Humain d’abord par la sincérité et le développement des personnages. Humain ensuite car ce sont bien les comportements de chacun qui sont remis en question. Entre manipulation, naïveté et opportunisme, Stefano Massini fait un terrible constat : tout le monde est corruptible, il suffit de trouver le bon prix.

La fin reste ouverte. Odela Zaqira succombera-t-elle à l’offre alléchante de Dalmar Khamisi ? Le mystère reste entier et chacun se fera sa propre idée, selon son niveau d’idéalisme…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Terre noire, de Stefano Massini, traduit de l’italien par Pietro Pizzuti, du 15 au 31 août 2019 au Théâtre de l’Orangerie.

Mise en scène : Ludovic Chazaud

Avec Baptiste Gilliéron, Céline Nidegger, Lara Khattabi, Attilio Sandro Palese et Elodie Weber.

https://www.theatreorangerie.ch/index.php/theatre/spectacles-en-salle/119-terre-noire

Photos : © Francesca Palazzi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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