Les réverbères : arts vivants

Théâtre & Catastrophe : le Galpon en phénix

Revenir au Théâtre du Galpon a aujourd’hui un goût de renaissance. Pour clôturer cette saison mise à mal, Gabriel Alvarez s’attaque à une pièce d’Howard Barker : Graves épouses / Animaux frivoles. Du théâtre de la catastrophe, qui résonne étrangement avec notre actualité…

Le Galpon est hors-temps au bord de l’eau, dans la verdure. Y remettre les pieds a été pour moi comme un retour à la vie. Revoir des visages connus, qui vont monter sur scène ou s’asseoir dans la salle. Partager un verre. Rire. Débattre. Analyser. Le théâtre, c’est aussi ça : un cadre d’échanges et de partages que le Galpon a tenu à conserver, malgré les restrictions, pour cette dernière pièce de la saison.

Conte cruel

Intérieur bourgeois, entre décadence fin-de-siècle (Huysmans) ou séance de spiritisme (Tim Burton). Maison de maître… ou boudoir glauque ? Des cages à oiseaux pendent du plafond. Une baignoire bancale, des bougies, un rideau, un guéridon… et un chien, immobile, empaillé.

Et puis, elles rentrent.

Elles sont deux. Une ancienne servante – devenue maîtresse ? Une ancienne maîtresse – devenue… quoi ? Déchue, en tout cas. Privée de titre, de rang, de fortune. Ce sont des êtres déchirés qui se déchirent et entretiennent une relation amour / haine, dans un pas-de-deux mortifère où se mélangent passé, présent, avenir.

C’est un conte cruel, à la manière de Villiers de L’Isle-Adam, que nous propose le dramaturge britannique Howard Barker, dans son « théâtre de la catastrophe » (comme il aime à qualifier son travail). La cruauté des rapports humains est au centre de la pièce. Dès le début, l’enjeu est posé : Mon mari doit vous posséder. Il s’agit donc d’une histoire de violence, de viol, de possession et de propriété, où un mari qu’on ne voit jamais (celui de l’ancienne servante) veut imposer ses volontés charnelles à celle qui fut sa patronne. Par la voix de son épouse, l’époux fait valoir ses revendications, s’impose peu à peu à sa future victime, arrache un « oui » qui n’en est pas vraiment un… ou alors qui en est un ?

Brumeux huis-clos

Pourtant, tout est-il si simple ? De quoi parlent réellement les personnages d’Howard Barker ? Les deux femmes évoquent un homme qui n’apparaîtra pas – mais qui domine, par sa violence et sa volonté. Est-il seulement réel, cet homme, être de chair et de sang ? Ou fantasmagorie d’esprits enfermés dans un huis-clos brumeux, aux contours indistincts ? Personnage de mots, créé uniquement à travers le langage ? Sont-ce de vrais souvenirs qu’on évoque, de vraies intentions… ou simplement une folie qui tourne une boucle ? Quel est ce changement, évoqué de loin en loin par les femmes, si difficile à verbaliser et encore plus à accepter ? Celui du renversement social ? De la mort qui rôde ?… La pièce joue sur la polysémie des termes : que signifie oui ? Une acceptation à se donner ? Un refus déguisé ? Un appel à l’aide ? Est-ce d’une possession charnelle dont on parle, celle d’un corps par un autre, ou une possession spirituelle ? Le mari est-il réellement vivant… ou simple fantôme qui veut posséder sa victime ? Et de se rappeler, ici, les séances de spiritisme en vogue à la fin du XIXe siècle dans les salons bourgeois, Victor Hugo en tête…

Maniérisme textuel

Dans le contexte actuel, Graves épouses / Animaux frivoles résonne étrangement. Féminisme, culture du viol, confinement, changement… ces thèmes traversent sans traverser la pièce d’Howard Barker, soulevant plus de questions que de réponses. Le propos n’est pas de trancher, mais de bousculer. Le bousculement – c’est aussi ce que provoque la scénographie de Gabriel Alvarez. Dans la lumière en demi-teinte de Renato Campora, les gestes de Clara Brancorsini et Justine Ruchat sont à la fois hiératiques et baroques. De la statue sacrée, elles ont le mouvement lent et la posture majestueuse, le regard fier et l’expression fixe. De la bacchante profane, elles reprennent la soudaine explosion d’énergie, le débordement vulgaire, le sourire qui se transforme en rire hystérique quand les mots, cruels, deviennent soudain crus. Clara Brancorsini incarne l’ancienne maîtresse, se débattant dans une toile d’araignée dont elle essaie de se défaire, mais à laquelle elle souscrit néanmoins ; Justine Ruchat devient l’ancienne servante, tissant la folie qui les englue toutes les deux. La gestuelle, paradoxalement immobile et sur-jouée, reprend la ligne des costumes de Toni Texeira : la sobriété des teintes, toute en nuances de gris, s’accompagne d’une débauche de textures, d’une fixité des tissus qui emprisonne les corps exubérants dans une rigidité lapidaire.

À ces gestes se mêle le texte – et c’est un des grands intérêts du travail de Gabriel Alvarez. Les mots sont nets, précis, prononcés avec le tranchant du scalpel. Entendre Clara Brancorsini et Justine Ruchat, c’est se trouver devant deux légistes de la langue, qui dissèquent les phrases pour mieux en extraire la cruauté. Rien n’est laissé au hasard et chaque mot s’accorde à son mouvement, lent ou rapide, maniéré ou vulgaire. Ces variations de jeu font écho à la langue elle-même, précieuse, scabreuse. Clara Brancorsini et Justine Ruchat sont deux équilibristes sur un fil : elles oscillent et tentent chacune d’entraîner l’autre dans l’abîme – mais, pour peu que le fil se rompe, c’est le gouffre de la folie qui les happe et les fait tourner dans une boucle sans fin…

On ressort de là, ébranlé, retourné, avec un peu plus de questions que quand on est entré. Mais une certitude : le théâtre sera toujours là, résistant au changement, renaissant de ses cendres – nécessaire et vital. Merci.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Graves épouses / Animaux frivoles de Howard Barker, au Théâtre du Galpon du 18 au 28 juin 2020.

Mise en scène : Gabriel Alvarez

Avec Clara Brancorsini, Justine Ruchat

https://galpon.ch/saison/graves-epouses-animaux-frivoles/

Photos : ©Elisa Murcia Artengo

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *