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Tout un voyage : Les toupies d’Indigo Street et Anecdotes naturalistes

Voyager : aller vers les êtres, ceux qui ne sont pas moi – mais existent, comme moi. Voyager : comprendre la ténuité du lien qui nous relie au même fil d’existence, au monde sensible dans lequel nous évoluons chacun selon notre propre appréhension du réel. Voyager : lire sans quitter sa chambre, son jardin. Voyager : ouvrir les yeux.

Des voyages – voilà ce que proposent deux brèves publications des Éditions d’Autre Part : Les toupies d’Indigo Street de Guillaume Gagnière (mars 2020) et Anecdotes naturalistes de Maxime Pastore (juin 2020). Le premier, né à Dardagny en 1990, choisit de tout plaquer et de passer une année en Asie, avec au bout des rêves les errances de Nicolas Bouvier. Le second, naturaliste, est né à Genève en 1960, et aborde chaque espace du monde comme un nouveau rivage, à l’image de Robert Hainard.

Un matin de juin, leurs livres sont arrivés dans ma boîte aux lettres qui, pandémie oblige, n’osait même plus rêver de voyages…

Tourne, la toupie

« J’étais parti de Suisse un peu comme on arrache un pansement : vite et sans trop réfléchir. Une année à voyager en Asie et me voilà débarqué au Sri Lanka, à suivre les traces de Nicolas Bouvier. En 1955, après avoir vécu quelques instants de grâce sur les flancs de l’Hindu Kush, il s’échouait ici pendant neuf long mois. » (Les toupies d’Indigo Street, p. 11)

Parmi les voyages que m’ont réservés les livres, ceux de Nicolas Bouvier invitent à la rêverie : ses mots ont rempli mes pensées d’images qu’un détail suffit à convoquer. Guillaume Gagnière, comme Bouvier dont il (pour)suit l’évocation, a choisi de prendre la route. Son départ de Suisse a quelque chose de précipité et de profond à la fois. Comme si se mêlaient, dans le même mouvement, un refus de l’organisation et une aspiration existentielle à chercher quelque chose. Quoi ? C’est là que l’incertitude de la route cède le pas à la ciselure des mots. Guillaume Gagnière traverse l’Indonésie, l’Asie du Sud-Est, pour arriver au Japon : c’est un périple où les impressions sensorielles, corporelles, esthétiques (la douleur d’une marche longue, la faim qui ronge, les piqûres d’insectes, le soleil, le sel et le vent, mais aussi le bonheur d’un repas partagé ou l’arrêt-sur-image d’une lune qui se lève) prennent racine dans les phrases :

« Sur la plage, un long bâtiment décati propose des toilettes publiques ainsi qu’une terrasse abritée par une bâche en plastique. Je dresse mon campement sur un sol d’herbe moelleux. C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid. La lune est comme scindée en deux par un katana et je contemple le tout depuis mon hamac, accroché tant bien que mal entre deux arbustes. Les lieux me font penser à une colonie de vacances abandonnée ; la plage, immense, tressaille sous le balayage des phares. J’ai en bouche le goût d’un beignet fourré au curry. Devant l’océan Pacifique, une sensation éphémère, un putain d’instant d’éternité. » (Les toupies d’Indigo Street, pp. 55-56)

Sans se complaire dans l’idéalisation viatique, Guillaume Gagnière livre la réalité de son expérience : l’écriture au présent jette dans l’immédiat de la route ; les images qu’il convoque ne sont plus des artifices poétiques – ce sont l’expérience du monde qu’il nous propose de partager. Cette expérience est faite de rencontres où on ne parle pas, de chemins qui se mêlent avant de se séparer. Il y a de la beauté, dans Les toupies d’Indigo Street – de la solitude, aussi, qui écrase. Comme Guillaume Gagnière au Japon, Nicolas Bouvier a connu les rives du doute lorsque, malade à Ceylan, il sentait le réel vaciller autour de lui. Pour exorciser cette peur, il lui a fallu écrire un livre : Le poisson-scorpion. Si Bouvier, pour Guillaume Gagnière, est omniprésent, c’est davantage un horizon en lisière de pensée qu’un but à atteindre absolument. De fait, le jeune voyageur se détache de son modèle, pour construire un texte s’affranchissant de la tutelle de son aîné. De retour en Europe, il se trouve changé par ce voyage, qui lui fait voir dans de simples poignées de portes colorées les fameuses toupies qu’il a achetées à Indigo Street. La route transforme les êtres qui l’empruntent, les fait tourner sur eux-mêmes, les ouvre à une perception nouvelle – avant de les relâcher, heureux, sur un chemin nouveau :

« Après cinq minutes de fou rire, je sens que j’ai enfin franchi le palier, toute l’Asie est réunie dans ce marché [de Bruxelles] : au stand d’un antiquaire, une peinture javanaise, de la monnaie malaise, un sabre japonais, et ce joyeux bordel hétéroclite tisse comme un point de corde entre deux continents. […] J’avais retrouvé mes couleurs, et puis, lorsqu’on prend des poignées pour des toupies, c’est le signe qu’il est temps de s’arrêter de tourner. » (Les toupies d’Indigo Street, p. 110)

Des mots comme traces

« En bonnes naturalistes en herbe, mes deux filles savent marcher en forêt sans trop faire de bruit, et elles s’immobilisent en tendant l’oreille au moindre signal. […] Le terrier devant lequel nous sommes postés en ce début de soirée, situé dans la pente d’un petit nant, est connu des naturalistes depuis des temps immémoriaux : le sculpteur de Bernex y a notamment passé de nombreuses heures d’observation. […] Un museau émerge prudemment du terrier, puis recule. Les filles ne l’ont pas vu et, d’un geste discret, je les préviens de la venue imminente du maître de céans. Au bout de moins d’une minute, réapparaît une jolie tête blanche et noire : un blaireau ! » (Anecdotes naturalistes, pp. 60-61)

Dans mon petit bestiaire genevois (bien modeste, par rapport à celui de Maxime Pastore !), le blaireau occupe une place particulière. Je me souviens d’un émerveillement nocturne : en avoir croisé un, en roulant à faible allure sur une route de campagne, en deux-roues. Tranquille, la sympathique bestiole a traversé le chemin en me jetant un coup d’œil curieux – avant de disparaître dans un fourré. Cet émerveillement, je l’ai retrouvé plus tard devant les planches de Robert Hainard, dont les ouvrages parsèment ma bibliothèque. Et il est présent, à chaque page, à chaque phrase du petit recueil de Maxime Pastore : Anecdotes naturalistes.

À l’instar de Hainard, qu’il connaissait bien, Maxime Pastore est un naturaliste passionné. Ses mots me le laissent deviner discret, respectueux, un peu pince-sans-rire et généreux (étrange impression de connaître quelqu’un juste en le lisant). Ses voyages, il les entreprend à dessein ou par hasard, à côté de chez lui ou à l’autre bout du monde, sur la trace d’êtres qui comme nous peuplent ce monde : loup, blaireau, sphinx, bison, poulpe, grand tétras, papillon… et bien d’autres encore – tout un bestiaire que les mots font vivre, aux côtés d’espèces végétales rares ou plus communes.

« Un grand tétras est là, tout proche, répétant son chant nuptial caractéristique et si étrange ! Tapi contre le muret dans l’obscurité du sous-bois, je ne bouge vraiment plus, de peur de me faire repérer. Des caquètements graves annoncent l’arrivée sur la piste de danse de quelques poules grandes et rousses qui se branchent dans les sapins alentour. Voilà le coq, visible quelques secondes, son cou tendu vers le ciel, la tache blanche très visible à la naissance de l’aile et le légendaire éventail des plumes de sa queue toutes déployées. Une poule quitte son perchoir pour aller rejoindre le Casanova transis… » (Anecdotes naturalistes, pp. 69-70)

De l’anecdote, Maxime Pastore emprunte le trait – aussi rapide que celui d’un croquis jeté sur un carnet d’observation. Ses petits chapitres (entre une et trois pages, en moyenne) sont autant de vignettes, de portraits ramassés qui attrapent brièvement une attitude, un regard, un chant, une posture… d’infimes phénomènes, en apparence, qui témoignent cependant d’un moment de rencontre avec un autre existant. En quelques mots brodés d’humour et de bienveillance, Maxime Pastore nous emporte à sa suite – et jamais on ne se sent écarté de ces moments de partage entre espèces animales (l’homme étant, après tout, un animal parmi d’autres). Qu’on soit naturaliste en herbe ou confirmé, simple curieux ou résolument urbain, on est accueilli dans les terriers et les taillis, sans restriction. Mais chut !… il ne faut pas faire trop de bruit.

« Après quelques heures passées en forêt, nous reprenons le même chemin en sens inverse pour rejoindre notre véhicule garé à une petite demi-heure de marche. Et revoici la grande pierre blanche, nous ne nous sommes pas égarés ! Une crotte qui n’était pas là lors de notre premier passage attire notre attention, et nous nous plaisons à reconstituer mentalement la scène : intrigué par les voix inconnues et par les lumières du campement, le lynx se sera avancé sur la pierre tabulaire pour observer les intrus quelques instants, avant de marquer une des bornes jalonnant son vaste territoire et de disparaître dans la nuit. » (Anecdotes naturalistes, p. 103)

Deux ouvrages, deux voyages qui vous emporteront vers l’ailleurs : les Éditions d’Autre Part n’auront jamais si bien porté leur nom.

Magali Bossi

Références :

Guillaume Gagnière, Les toupies d’Indigo Street, Genève, Éditions d’Autre Part, mars 2020, 110p.

Maxime Pastore, Anecdotes naturalistes, Genève, Éditions d’Autre Part, juin 2020, 116p.

Photo : ©Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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