Les réverbères : arts vivants

Triptyque Beckett : le texte en mouvement

Du 2 au 7 avril, le Galpon résonnaient des mots de Samuel Beckett – de ses mots et de ses mouvements. Avec Triptyque Beckett, trois textes dressaient les contours minimaux de personnages au bord de la rupture du langage.

Tryptique Beckett est un titre trompeur parce que, de manière programmatique, il nous convie à attendre un trio d’éléments. Or, ce sont bel et bien trois pièces de Beckett qui ont résonné sur les planches du Galpon jusqu’au 7 avil – trois pièces… plus une. Berceuse, Va et Vient et Pas moi exploraient les mots qui peinent à se dire ; Quad reprenait le mouvement entêtant d’un déplacement codifié et sans paroles.

De Beckett, je ne connais pratiquement rien – ou presque. Le nom (Samuel Barclay Beckett), les dates (1906-1989), la nationalité (irlandaise), les deux grandes langues d’expression (anglais et français), quelques faits marquants (En attendant Godot, le Prix Nobel de Littérature). C’est peu. Dans mon imaginaire, je le situe quelque part entre « théâtre de l’absurde » et « auteur qu’il faudrait que je lise ». C’est peu ; aussi cette critique se voudra, avant tout, à vocation exploratoire. Qu’ai-je ressenti face au Tryptique Beckett mis en scène par Gabriel Alvarez, co-directeur du Galpon ?

Épuisement des mots et des êtres

Le triptyque s’ouvre sur Berceuse. Femme en jupe et châle noirs. Fauteuil à bascule. Ombres portées par un spot, qui dessinent contre un mur une fenêtre. Et balancement, balancement incessant. La femme parle. « Fin d’une longue journée… » ça ne s’arrête pas, ça ne s’arrête jamais, ça va et ça vient comme le mouvement du fauteuil qui se berce, « si bien qu’enfin… » Le texte est une boucle qui tourne comme un refrain, s’arrête, repart, se redit, se reprend, se corrige. Il progresse par bribes de mélodie qu’on rajoute progressivement. La femme se balance, à sa fenêtre, elle cherche l’autre qui, comme elle, serait à sa fenêtre, à la « fin d’une longue journée… Les mots errent comme la femme, « de ci de là, en haut en bas ». Peu à peu, un espace hypnotique se crée : l’espace du mouvement du fauteuil, des mots de la femme et de la scène immobile où se déploient à la fois la musicalité d’un texte et le balancement vertigineux d’un fauteuil, deux éléments qui se répondent et s’entraînent simultanément. La parole fait advenir un réel que le spectateur reconstruit dans son esprit : une fenêtre, un visage devant cette fenêtre, un escalier, l’évocation d’une mère… Ce qui se joue, ici, c’est l’attente de voir évoluer quelque chose qu’on sait piégé dans l’éternel retour de la berceuse – et le decrescendo final, qui emportera le texte, la lumière et le fauteuil, viendra suspendre avec douceur cette attente qui ne se résoudra jamais.

À ce monologue ressassant succède alors Va et Vient. Trois fauteuils. Trois femmes. Des sœurs ? Des amies ? En chapeau, collants et imperméable presque identiques, elles dialoguent sans dialoguer, ne se comprenant pas mais se rappelant des instants de leur passé commun, un « jadis » difficile à cerner. Que se joue-t-il, sous leurs mots policés ? L’une s’éloigne ; les deux autres font des messes basses. Pourtant, jamais les sourires de façade ne se fanent. Si les mots ressassés de Berceuse mimaient les mouvements d’un esprit solitaire, le langage retenu de Va et Vient paraît retenir les non-dits et les vérités sous le verni des conventions sociales. Les personnages se gardent bien d’expliquer quoi que ce soit, préférant suggérer et construire par touches (un geste, une mimique, un terme plus appuyé) une ambiance de malaise qui a les relents désagréables de l’hypocrisie…

Après cet épuisement mondain des mots, Pas moi questionne la naissance même de la parole. « Comment dire… » Qui parle ?… « voir… entrevoir… croire… » C’est une femme, assise sur un fauteuil, au sommet de plusieurs marches. Un large chapeau cache son visage ; seule sa bouche rouge apparaît, noyée dans le noir du costume. Que dit-elle ? Un sens qui émerge lentement, des termes enchaînés étrangement, des accentuations qui retombent soudain… « folie que de vouloir croire »… on entend des choses, on retient des choses… puis un cri ! Et tout retombe et recommence. Le langage est ici comme un monde dont on vient de pousser la porte – ou plutôt, comme un monde qui se met au monde lui-même, à l’insu de celle qui le profère. Le passé se mêle au présent, une prairie, un enfant, pas d’amour. Qui est cette femme ? Qui sont les autres ? C’est le mouvement de la bouche rouge qui devient hypnotique et, finalement, on comprend par à-coups que la femme est une mutique qui parle enfin, parle et parle encore dans une logorrhée qu’elle ne peut pas arrêter, qu’elle ne peut pas contrôler et que le dramaturge rend grâce à un flot ininterrompu et incontrôlable. Grâce à cette bouche qui prend toute la place. C’est arrivé « un matin d’avril » – et brutalement, les mots étaient là. La révélation du langage est une épiphanie, mais une épiphanie négative qui emprisonne la femme dans un nouvel espace de non-communication. « Aucune idée de ce qu’elle raconte. Imaginez. » La « bouche devenue folle » force le spectateur à tenter de reconstruire un sens qui lui échappe, comme il échappe à la femme. Pourtant, l’ancienne mutique doit dire, témoigner. Elle est dans un tribunal. Pourquoi ? Puis, tout se hachure à nouveau et les phrases deviennent mots, les mots syllabes, les syllabes sons, les sons… rien.

Ce Triptyque Beckett aurait donc dû s’achever ici – si ce n’est le +1 proposé par Gabriel Alvarez : Quad, pièce de Beckett uniquement basée sur le mouvement. Pas de parole. Juste le silence. Quatre silhouettes en peignoir et en tongs, qui s’approprient un carré de l’espace scénique. Au centre, un rond de lumière. C’est autour de ce rond que va se jouer l’action : des mouvements chorégraphiés, toujours le même nombre de pas selon une trajectoire réglée à l’avance et qui dessine sur le plateau deux triangles gravitant autour du centre. Les silhouettes entrent et sortent à des moments précis – d’abord une, puis deux, puis trois, quatre, puis à nouveau trois, deux, un… et ça repart. Comme dans Berceuse, Va et Vient et Pas moi, c’est l’épuisement qui se joue ici : épuisement du sens, du mouvement, de la réflexion. On est dans un hypnotisme au-delà des mots, un espace où la perplexité suscitée par les mouvements répétitifs crée un terrain favorable à l’introspection, où l’ennui amène la curiosité, où le suspense des entrées et des sorties devient intenable… alors qu’en réalité, RIEN (ou si peu) ne se joue.

Lire Beckett ou le voir ? Y réfléchir, en tout cas, et se laisser porter. Voilà qui me semble déjà un bon début.

Magali Bossi

Infos pratiques :

 Tryptique Beckett d’après Samuel Becket, du 2 au 7 avril 2019 au Théâtre du Galpon.

Direction artistique : Gabriel Alvarez

Avec Clara Brancorsini, Alexandra Gentile, Justine Ruchat, Solange Schifferdecker

Photos : © Elisa Murcia Artengo

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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