Les réverbères : arts vivants

Voyage au cœur de l’âme humaine

Enzo Cormann s’est lancé un défi : écrire 99 histoires autour de l’âme humaine. Sur les 18 qui existent déjà, 6 étaient mises en scène, en alternance, sous un format de 3×30 minutes à chaque fois. C’était L’histoire mondiale de ton âme, jusqu’à dimanche au POCHE/GVE.

Inspiré de la formule de Kafka : « Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale…
l’histoire mondiale de ton âme », le projet d’Enzo Cormann vise à présenter à chaque fois 3 « plateaux » de 30 minutes, en trois mouvements à chaque fois, pour trois interprètes. Il s’agit alors d’explorer les tréfonds de l’âme humaine, dans des approches parfois drôles, parfois plus tragiques, parfois expérimentales ou assez classiques. Dans ce format d’apparence contraignante, Enzo Cormann libère sa plume, pour montrer sur la scène du POCHE/GVE « l’histoire de ce qui a été perdu, et d’un manque qui nous hante[1]. »

Cette critique se voudra, elle aussi, être un exercice de style : six courts textes composés d’un bref résumé, puis de mon regard et ressenti.

Trou noir

Dans ce premier volet, il est question d’un meurtre. Présenté de manière décousue, ce tableau commence par la vision du procès par l’accusé, avant de revenir sur tout ce qui a conduit à cet acte, à la fois atroce et banal. Un exilé de la société vit dans une sorte de bidonville à la réputation dangereuse. Bien que meurtrier, il n’est pas un être fondamentalement mauvais. Les circonstances de la vie n’ont pas été favorables : un père absent, une mère dépassée, un système scolaire qui n’a pas cherché à le comprendre… Alors, quand il tombe sur une jeune fille qui l’accepte comme il est, avant de le repousser, son esprit ne pouvait que vriller. Empathie.

N’importe qui

Une patronne travaille tard. Un candidat au poste de comptable, ex-détenu, revient la voir pour comprendre pourquoi on ne l’a pas rappelé. S’ensuit une scène improbable lors de laquelle il parvient à la convaincre de l’épouser, et de prendre une amie prostituée comme témoin. Puis la scène s’inverse : toujours ex-détenu, c’est maintenant le candidat qui est engagé comme comptable et compagnon par la patronne et sa secrétaire. Un tableau qui questionne les rapports entre homme et femme avec un certain décalage, montrant l’incompréhension d’un homme lorsqu’une femme domine et prend les décisions, qu’il ne peut qu’accepter. Rêve ou réalité ?

Les limitrophes

Une déesse grecque SDF, un rêve bien curieux, un chien imaginaire, de la philosophie… Le tout pour un tableau qu’on peine d’abord à comprendre. À la fois métaphorique et métathéâtral, il apporte, sur fond de crise grecque, un questionnement autour de ce qu’est le théâtre, ce qu’il peut apporter, quel rapport on peut y avoir. Le tout en lien avec la philosophie grecque, d’Aristote à Platon, en passant par Socrate et tant d’autres, qui remet en question notre rapport au monde, avec beaucoup d’humour. Étonnement.

Le Truc

Un performeur imbu de lui-même, une journaliste qui veut trouver la faille et finit par se mettre au service de cet homme. Un homme qui ira au bout de son art, jusqu’à devenir complètement bleu, avec des effets sans doute irréversibles. Un tableau qui montre à quel point on peut se perdre dans ses convictions, ne plus voir les limites. Et tout ça pour quoi ? Pour un instant de gloire bien vite effacé par un autre qui aura accompli une performance encore plus extraordinaire. Gloire éphémère.

Le pays des femmes

Sans doute l’histoire la plus terrible parmi les six. On est au Mexique, où une série de viols et de meurtres, sur des femmes travaillant à l’usine, a lieu. Le chef d’une mafia locale semble visé, mais sans être véritablement inquiété. Ce tableau questionne aussi sur les rapports de domination entre hommes et femmes, sans proposer toutefois de solution. Juste un terrible constat sur une situation qui part dans un extrême. Et puis, il y a ce rêve, où une femme se pose en observatrice, allant jusqu’à être excitée par les atrocités auxquelles elle assiste. Où est le vrai moi ? Est-ce celui qu’on montre ou celui qu’on n’ose pas s’avouer ? Malaise.

A good story

À l’approche des élections à la présidence des États-Unis d’Europe, le favori, Jan Smrt, fait tout pour s’assurer la victoire. On assiste à toutes ses magouilles, organisées avec son responsable de campagne, et les désaccords que cela crée avec sa fiancée. L’envers du décor de la politique nous est ainsi montré, et toute la manipulation qui peut exister. Rien n’est sincère, tout est calculé, dans les moindres détails. Mais gare au retour de bâton, les conséquences peuvent être terribles. C’est ce que nous enseigne ce dernier tableau. Karma.

L’histoire mondiale de ton âme, c’est donc une exploration de l’âme humaine, jusque dans ses parts les plus sombres, celles qui peuvent conduire à l’irréparable – viol, meurtre, manipulation. Mais c’est aussi une belle réflexion autour de tout ce qui y mène, le contexte de vie et les circonstances. Rien n’est simple, on ne voit pas tout, on ne connaît ni les détails, ni le monde intérieur de chacun. C’est aussi un spectacle qui, à l’image des Hétérotopies dont je vous ai parlé récemment, tente de placer l’histoire individuelle dans l’histoire collective. C’est enfin un spectacle dans lequel on retrouve une troupe d’excellents acteurs, même si on regrettera que le jeu soit parfois quelque peu uniformisé selon les tableaux, enlevant ce qui peut faire le charme d’un comédien pour se plier aux conditions particulières d’un tel spectacle. Pourtant, malgré ce léger bémol, on est emporté, notamment par le toujours aussi talentueux Jean-Aloïs Belbachir qui passe du SDF en détresse au ténébreux violeur mexicain en un claquement de doigts, l’excellente Margaux Le Mignan qui interprète tour à tour une jeune étudiante sportive, une prostituée, la future femme d’un politicien ou encore une secrétaire très sérieuse, passant d’un rôle à l’autre avec l’aisance du caméléon. On citera encore Enzo Cormann qui, dans son rôle de Jan Smrt n’est pas sans rappeler un certain François Rollin, bien aidé par sa perruque, Roberto Garieri et son phrasé si particulier et ses mots qui semblent sans cesse claquer, collant bien avec l’étrange performeur qu’il interprète. Il y a également Véronique Kapoïan Favel, impeccable en Athéna SDF, et puis Hélène Pierre, glaçante dans son rôle de chroniqueuse du rêve dans Le pays des femmes ou dégageant une impression de puissance dans son rôle de journaliste.

L’histoire mondiale de ton âme, c’est à explorer encore et encore, grâce à la magnifique et incisive plume d’Enzo Cormann. On attend la suite…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’histoire mondiale de ton âme, d’Enzo Cormann, du 1er au 14 avril 2019 au POCHE/GVE

Mise en scène : Enzo Cormann

Avec Jean Aloïs Belbachir, Enzo Cormann, Roberto Garieri, Véronique Kapoïan Favel, Margaux Le Mignan, Hélène Pierre

https://poche—gve.ch/spectacle/lhistoire-mondiale-de-ton-ame/

Photos : © Dorothée Thébert

[1] Extrait du dossier de presse.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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