Les réverbères : arts vivants

Comédien·ne·s du futur à l’Orangerie

Alors que l’intelligence artificielle tend à remplacer tout le monde, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les acteur·ice·s ? Dans Where are nos chaussures ?, c’est ce qu’imagine le collectif BPM, sur fond de sujet complètement décalé. À voir à l’Orangerie jusqu’au 30 juin.

Nous sommes en 2124. Les comédien·ne·s du collectif BPM ne sont plus là. Heureusement, iels avaient tellement de talent qu’on a décidé de les cloner, pour mieux conserver leur répertoire. Sous nos yeux, trois robots remplaçant les trois membres de l’équipe que sont Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Mifsud, vont pouvoir réinterpréter leur répertoire. À la seule différence qu’iels s’exprimeront en anglais, car c’est, paraît-il, la langue du futur. Parlons plutôt de franglais, comme en témoigne le titre du spectacle. Il faut bien que tout le monde puisse comprendre. Sur la scène, les trois clones débarquent donc… sans chaussures ! Eh oui, les robots n’en ont plus besoin. L’occasion est toute trouvée de développer ce sujet comme celui du spectacle. Après un historique plutôt exhaustif, qui repasse par l’invention du sabot, des lacets, des velcros ou encore des chaussures à talons, plusieurs saynètes autour de la thématique s’enchaînent. Le propos est complètement décalé, mais le fond de l’histoire est peut-être à chercher ailleurs.

Des humain·e·s qui jouent des robots qui jouent des humain·e·s

Tel pourrait être le résumé de Where are nos chaussures ? Le fond peut paraître loufoque : bien que les histoires soient très drôles, on ne comprend pas vraiment où va le propos du spectacle. Chacun·e y va de sa petite histoire drôle autour des chaussures : un pipi en pleine église, des sandales plus stylées qu’il n’y paraît… On notera ici l’hilarante imitation du curé par Pierre Mifsud !

Mais si, finalement, la finalité n’était pas là ? Au contraire, en interprétant des robots défaillants qui remplacent des humain·e·s, le collectif BPM pousse la réflexion bien plus loin qu’un simple questionnement autour de chaussures. L’intelligence artificielle semble, petit à petit, capable de prendre la place tout le monde ou presque. En témoignent la dernière grève des scénaristes à Hollywood ou encore la pétition lancée par le monde du doublage francophone. Tou·te·s craignent d’être mis·es au placard, au profit d’ingénieux logiciels. La question se pose alors : les intelligences artificielles peuvent-elles également, dans un futur plus ou moins proche, prendre la place des comédien·ne·s ? Le terme d’« art vivant » perdrait alors tout son sens. On n’est également pas à l’abri d’une défaillance, comme le montre si bien le collectif BPM. Et quid des émotions ? Beaucoup d’arguments, et plus encore, qui nous montrent que l’humain est, et doit rester, au cœur du métier !

Valoriser l’éphémère

La beauté des spectacles d’arts vivants est aussi d’être éphémères : chaque mise en scène se joue un certain nombre de fois, avec des possibilités de reprises et/ou de tournées, mais cela s’achève un jour. Vous me direz qu’il existe des captations, mais cela n’a rien à voir ! Dans le spectacle présenté à l’Orangerie, les clones pourraient rejouer le spectacle à l’infini, toujours de la même manière… comme des robots ! Mais quel en serait l’intérêt ? Au-delà de la lassitude que cela pourrait créer, quelle place y aurait-il pour les nouvelles créations ? L’art vivant, par essence, propose un spectacle chaque soir différent, en fonction des ajustements, de l’énergie des comédien·ne·s, de leurs éventuelles erreurs et de la manière dont iels les rattrapent. Veut-on vraiment d’un monde où ces artistes seraient remplacé·e·s par des machines ?

Cette réflexion fait aussi écho avec le sujet de la pièce, à savoir les chaussures. Avec le temps, elles évoluent, en fonction des besoins, de nouvelles découvertes, de nouvelles attentes. Comme le théâtre, en somme ! Mais arrivera-t-il un jour où nous n’en aurons plus besoin ? Sans doute pas, contrairement aux robots du spectacle. Elles ne seront évidemment plus les mêmes dans cent ans, mais seront toujours là, comme les comédien·ne·s, on ne peut l’imaginer autrement.

Sous couvert comique et décalé, Where are nos chaussures ? résonne aussi comme une forme d’avertissement : il faut apprendre à vivre avec les intelligences artificielles, les utiliser à bon escient, comme un outil, mais jamais elles ne pourront remplacer l’être humain, même avec toutes ses failles. Pour preuve : la salle était comble samedi 15 juin, certain·e·s spectateur·ice·s ayant même dû s’asseoir sur les escaliers… voilà qui en dit long.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Where are nos chaussures ?, par le collectif BPM, du 12 au 30 juin 2024 au Théâtre de l’Orangerie.

Mise en scène : Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Mifsud

Avec Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Mifsud

https://www.theatreorangerie.ch/events/where_are_nos_chaussures

Photos : ©Anouk Schneider

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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