L’Acteur et le jeu au cœur d’Un Fil à la patte
À l’occasion de la recréation d’Un Fil à la patte, grand succès de L’AUTRECIE au Théâtre du Loup, Fabien Imhof a rencontré Julien George pour qu’il nous parle du spectacle à venir.
La Pépinière : Julien George, bonjour, et merci de nous recevoir. Un Fil à la patte, c’est une re-création trois ans après, et treize ans après La Puce à l’oreille. C’est une chance, on imagine, d’avoir l’occasion d’approfondir la recherche au Théâtre du Loup. Qu’allez-vous retravailler ?
Julien George : Retrouver un spectacle, c’est l’occasion d’être plus serein. On a un peu de recul. C’est comme un ami perdu de vue depuis des années. On se demande à quel point il a changé. Il garde quelque chose de totalement familier, et en même temps il nous échappe un peu. Et on a soi-même bougé aussi, grandi, évolué… Ce chemin pour réappréhender un objet de création, dans lequel on a mis toute notre âme, est en soi passionnant. C’est grâce à l’occasion que nous offre le Théâtre du Loup que nous pouvons nous y atteler.
La Pépinière : Dans ce spectacle, le jeu, l’Acteur avec un grand A, sont véritablement au centre du processus, avec aussi cette grande place de la manipulation ?
Julien George : Oui, c’est le cœur de la démarche de ce spectacle, mais de tous les autres aussi. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se tisse entre les êtres. Et puis la manipulation, c’est Feydeau, c’est le grand maître de la manipulation. On a coutume de dire que c’est une grande mécanique et qu’il n’y a pas de psychologie chez Feydeau. Ce sont des phrases qu’on entend tout le temps, qui sont un peu toutes faites, mais en réalité, c’est une profonde vérité. Le fait que les personnages soient toujours dépassés par les événements, toujours amenés à prendre des décisions dans l’urgence, les rend profondément humains. Il utilise évidement des leviers relevant du comique de situation, du burlesque, voire du clown, et cela pour notre plus grand plaisir de spectateur, mais c’est un théâtre qui rend magnifiquement et surtout fidèlement compte de la nature humaine.
La Pépinière : En somme, les personnages sont toujours en réaction ?
Julien George : C’est ça, ils vont de surprise en surprise. Et évidemment, ce qu’il aime par-dessus tout, c’est leur mettre des bâtons dans les roues. Il prend un malin plaisir à faire systématiquement entrer la mauvaise personne, au mauvais endroit, au mauvais moment. C’est sa grande jubilation et il le dit : « Je cherche toujours les deux personnages de mes pièces qui n’ont aucune raison de se rencontrer et je fais tout pour qu’ils se rencontrent. » Dans Un Fil à la patte, c’est Bouzin et la Baronne par exemple, qui produisent malgré eux une scène jubilatoire.
La Pépinière : Au niveau du décor aussi, ce n’est pas tout à fait un décor classique pour un vaudeville. On évoque une sorte d’assemblage de plein d’éléments ?
Julien George : Chez Feydeau, il y a une description très détaillée de tous les espaces, de tous les décors. On en garde l’essence, et on essaie de se défaire de ce qu’on pourrait appeler la décoration. L’idée, c’est d’offrir aux actrices et aux acteurs un terrain de jeu. Dans cette pièce, les trois actes se déroulent dans des espaces de passage, des lieux de transition. On est donc toujours en circulation. Nous avons construit des éléments qui se démontent, qui s’enlèvent pour aller dans le sens du mouvement induit par la pièce, et en avouer sa théâtralité.
La Pépinière : Dans Un Fil à la patte, il y a une grande complexité, avec ce rapport entre acteur et personnage, mais aussi le rôle que jouent ces différents personnages ?
Julien George : Pour moi c’est la grande question que pose la pièce. Évidemment, il y a le plaisir de faire un spectacle divertissant. Et ce qui est fascinant c’est qu’avec le rire, avec Feydeau, le public intervient comme un nouvel acteur parce que la réaction est sonore et immédiate. Mais faire du théâtre juste pour ça m’intéresse assez peu. La pièce raconte quelque chose de plus acerbe, une humanité à laquelle on ne trouve pas d’excuses. Ce que j’essaie d’insuffler aux actrices et aux acteurs, c’est de défendre les défauts des personnages. La pièce pose cette question du rôle qu’on joue dans notre société : celui qu’on nous assigne, celui qu’on prétend avoir, celui auquel on aspire, comment on se détermine par rapport aux autres, ce qu’on est prêt à faire pour obtenir une place plus particulière. Il est toujours question d’argent, d’ascension sociale et aucun des personnages n’échappe au regard acéré et critique de Feydeau. Ceci étant dit, les femmes trouvent plus facilement grâce à ses yeux que les hommes. D’ailleurs, Lucette Gautier, le personnage principal féminin, a 100 ans d’avance sur son temps. C’est une femme indépendante, elle est amoureuse, elle a eu des relations avant, elle n’est pas mariée, elle a un enfant dit illégitime, et c’est elle qui fournit l’argent pour sa pension. Elle est chanteuse de café-concert, et à la fin du XIXème, c’est très en vogue. Un personnage la nomme la divette, alors ce n’est pas une diva d’opéra mais c’est vraiment quelqu’un de reconnu. Et elle n’est pas dépendante d’un homme. En 1894, ce n’est pas tout à fait commun.
La Pépinière : Il y a aussi quelque chose de très cartoonesque, dans le rythme que Feydeau imagine déjà, mais aussi dans la mise en scène, les décors, les costumes ?
Julien George : Il y a quelque chose dans le cartoon, dans la bande dessinée qui permet de se plonger dans l’outrance qu’exige l’écriture de Feydeau tout en cultivant la sincérité du jeu. Il faut faire attention de ne pas tomber dans la complaisance. Je pense qu’il faut le prendre très au sérieux. Nous nous mettons au service d’une mathématique démentielle du rire. C’est fastidieux, laborieux, et assez technique. Il faut qu’il y ait le bon nombre de pas jusqu’à la porte, que cette dernière claque au bon moment, etc. Tous les rouages doivent se mettre en place pour que ça puisse fonctionner. Chacune et chacun d’entre nous est au service d’une chose qui nous dépasse, voulue par l’auteur.
La Pépinière : Et puis il y a aussi cette dimension de troupe, que vous mettez beaucoup en avant dans le dossier. C’est important aujourd’hui cet aspect dans le théâtre ?
Julien George : D’abord, la troupe est importante pour moi à titre personnel parce que je pense qu’une des raisons principales pour lesquelles je fais ce métier, c’est pour ne pas être seul. Le théâtre, c’est au même moment et dans le même endroit, une communauté humaine qui montre et profère, et une communauté humaine qui regarde et entend. Le fait que chaque représentation de cet évènement soit unique et éphémère, le fait que ce qui en reste pour chacun soit un souvenir sensoriel puissant et source d’émotions, est une des choses les plus bouleversantes que je connaisse. Et puis, il y a l’autre pan de la question. À la création du Fil, j’étais habité par un désir impérieux de retrouver une troupe réunie en 2012 autour du projet de La Puce à l’oreille. C’était l’opportunité de pousser plus loin une démarche et un compagnonnage artistiques. Et d’en profiter pour déplacer en quelque sorte chacun et chacune à l’intérieur de l’œuvre d’un même auteur qu’on croit connaître, mais que l’on redécouvre à travers un autre texte. C’est l’occasion de faire un trajet qui ne soit pas tout à fait le même, de revisiter, de redistribuer un peu les cartes… Je trouve l’idée d’approfondir le travail sur un auteur assez excitante. Je trouve magnifique que ce compagnonnage puisse avoir l’occasion de durer encore un peu grâce à cette re-création. De plus, nous avons trois reprises de rôle, ce qui n’est pas rien. Nous devons nous adapter, adapter la mise en scène. Et comme ce sont justement les actrices et les acteurs qui sont au centre du projet, le spectacle s’en trouve de fait un peu modifié. Cela est riche et palpitant.
La Pépinière : C’est donc une vraie chance de pouvoir reprendre un spectacle comme celui-ci, c’est assez rare ?
Julien George : Exactement, surtout avec une distribution si nombreuse. Nous avons la chance d’avoir pu trouver les fonds nécessaires, et sommes surtout honorés par la confiance dont nous bénéficions de la part du Théâtre du Loup et de son équipe.
La Pépinière : Julien George, merci infiniment pour ce moment d’échange, et vivement que ça commence !
Propos recueillis par Fabien Imhof
Infos pratiques :
Un fil à la patte, de Georges Feydeau, du 23 janvier au 8 février 2025 au Théâtre du Loup.
Mise en scène : Julien George
Avec Laurent Deshusses, Carine Barbey, Pascale Vachoux, Léonie Keller, Khaled Khouri, Thierry Jorand, Julien Tsongas, Anne-Catherine Savoy, Nelson Duborgel, Gaëlle Imboden, Janju Bonzon
https://theatreduloup.ch/spectacle/un-fil-a-la-patte-2025/
Photos : ©Carole Parodi