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Mondes imaginaires : il était une fois… (5)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Aujourd’hui, Sébastien Aubry vous propose un conte de fées, mettant en scène… une princesse et des onomatopées. Attention : estomacs sensibles s’abstenir… Bonne lecture !

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La princesse anorexique au pays des mangeurs de rêves

Il était une fois, dans une contrée fort lointaine et dans des temps reculés, une princesse qui hantait les allées à colonnades d’un palais en ruine. On ne sait quel dragon ou quel animal infernal avait réduit jadis cette immense bâtisse fortifiée en un amas de décombres, de murs lézardés et de chapiteaux à volutes disloqués. Dans un état praticable ne subsistaient que le dédale des vastes cryptoportiques souterrains, les caves poisseuses et une citerne gigantesque taillée à même le socle rocheux. Comme une âme en peine, la princesse esseulée passait ses mornes journées à arpenter sans but les galeries sombres d’où se dégageait constamment une odeur âcre de putréfaction, et où régnait une humidité étouffante propice à la prolifération des nuisibles les plus abjects.

Dans ces réduits baignés de ténèbres résidaient notamment les voraces gudules, une espèce abâtardie d’amphibiens de la taille d’un rat et rappelant vaguement un crapaud vomitif et pustuleux. Un bruit presque continuel, s’apparentant aux splash splash d’un enfant sautant à pieds joints de manière guillerette dans une flaque d’eau boueuse, en prévenait l’approche. En effet, les gudules avaient pour habitude alimentaire d’ingérer leurs propres excréments, qu’ils régurgitaient après une digestion rapide pour mieux s’en rassasier par la suite. Ils se suffisaient donc à eux-mêmes et ne représentaient, pour la jeune fille au teint diaphane, aucun danger d’être dévorée au détour d’un boyau obscur. Ces alarmants splash splash ne provenaient donc pas des infiltrations visqueuses suintant des voûtes du sous-bassement, mais bien des abominables créatures elles-mêmes, sautillant gaiement dans leurs propres déjections. La princesse les évitait pourtant, tant que faire se peut, une antique légende racontant qu’au contact de la bave verdâtre qu’elles pouvaient projeter sur vous, votre âme s’évadait de votre corps comme un pet de chien en pleine tempête hivernale. En deux secondes, pfiou pfiou, il n’y avait plus personne dans votre tête, la conscience étant comme happée par un néant insondable.

Heureusement, la princesse, grâce à la protection de sa longue chevelure blonde et ondoyante faisant obstacle aux glaires collants, avait réussi à préserver tous ses esprits. À son plus grand désarroi hélas, car ayant prise sur tout ce qui advenait dans son existence privée de toute lueur d’espoir, elle était envahie chaque jour par la tristesse et le désœuvrement. De plus, à l’instar de Tantale exilé au Tartare, elle était perpétuellement torturée par une faim que rien ne pouvait soulager. Il faut dire qu’à part les plantes grimpantes et les ronces, rien de comestible ne poussait dans les vestiges de ce qu’avait été, il y a si longtemps, la majestueuse demeure ceinte de hautes murailles du dynaste légendaire de ce lieu. Les gerbes de flatulys aux couleurs chatoyantes, dont la fleur exhalait un parfum nauséabond évoquant les miasmes d’une fosse septique, étaient des plus toxiques et ne pouvaient, elles non plus, convenir à la concoction du moindre brouet. Même les gudules, pour peu que la douce princesse aux blanches mains eût réussi à en capturer un, étaient impropres à la consommation, leur chair flasque ne consistant qu’en une viande avariée même pas bonne à composer du mou de chat. Pour cette raison, la princesse, plutôt que de s’avouer son incapacité à se nourrir toute seule, sans doute par orgueil, avait décidé de s’imposer un régime draconien à base d’eau de pluie et de la tige bouillie des roseaux qui avaient proliféré dans la pièce d’eau de sa chambre. Elle appelait cela « l’anorexie ». Il faut dire qu’elle avait aménagé son logis, orné de tentures pourpres, de tapis persans et d’un lit à baldaquin, dans l’ancienne citerne du palais. Bien qu’envahie de joncs, la gouille d’eau, qui rappelait la fonction originelle de la pièce, faisait office tant de salle de bains que de garde-manger. Cela d’autant plus que, parfois, de petits insectes croustillants s’y invitaient, offrant ainsi à son altesse un apport nécessaire en protéines lorsqu’elle réussissait à en attraper grâce à sa tapette à mouches en boyaux de pangolin.

Mais, pour elle, le temps était venu de sortir de l’ornière de cette existence sordide et d’accomplir sa destinée, qui était de rendre son lustre d’antan à ce royaume voué aux gémonies. Et, accessoirement, de changer de régime alimentaire, son organisme commençant à donner des signes de carences métaboliques préoccupantes. Ainsi, un jour, après s’être apprêtée et fardée comme il convenait à une personne de sa qualité, elle décida d’enfiler une large cape imperméable et perspirante – il n’aurait pas fallu que des auréoles de transpiration apparaissent sous ses aisselles princières – et de chausser ses bottes d’équitation, peu propices à la randonnée et au crapahutage, mais indispensables pour parcourir le vaste monde du dehors. Elle s’aventura donc au-delà des imposants remparts, empruntant pour ce faire les majestueux propylées de la porte septentrionale, la plus monumentale des entrées du castrum, bordés des gigantesques statues des rois de jadis. Fort heureusement, elle n’eût pas le temps de s’égarer dans la steppe infinie car, à peine sa quête amorcée, elle rencontra un animal singulier qui allait, sans qu’elle le sache encore, lui offrir comme un fruit mûr la récompense de sa brève pérégrination. Il s’agissait d’un survivant, d’une bête antédiluvienne et mythique, unique rescapé de l’immense troupeau qui errait dans les méandres de la plaine il y a tant d’années de cela, avant les jours sombres et l’avènement des ténèbres. Dans la langue vernaculaire de cette province, on l’appelait un cruciflore, une variété de mammifère ongulé, lointain cousin du cerf, à qui on octroyait le don de prophétie et une vertu apotropaïque : il éloignait le mal et prodiguait, par télépathie, de précieux conseils à ceux qui avaient la chance de le croiser. Entre ses bois luisait en permanence un halo cruciforme aveuglant, ce qui lui donnait une dimension christique, à l’instar du fidèle compagnon de Saint-Hubert. Et, comme toute bestiole surnaturelle, il ne se nourrissait que de ce que la nature lui dispensait, sans qu’il ne s’abaisse à chasser des proies ou à cueillir des baies. Pour ce faire, ses bois fleurissaient en toute saison, attirant les oiseaux et les insectes butineurs : ces derniers, à peine s’approchaient-ils, étaient aspirés par le vortex de la croix lumineuse, pfiou pfiou, ce qui permettait à la créature de s’alimenter sans qu’elle ait besoin de bouger le moindre sabot. La princesse fut subjuguée par tant de pureté et d’éclat. Elle comprit alors que pour se libérer de sa géhenne – de sa vie maudite – et réapprendre à vivre et à se nourrir, il lui fallait simplement croire à nouveau. Croire en la magie, croire en une divinité appelée à lui venir en aide si elle l’accepte dans son cœur, croire en la nature et en ses miracles, et surtout, croire en elle-même.

« Crois en toi, et en la partie divine et sublime qui t’habite, et ainsi le ciel t’aidera », pensa-t-elle.

Ainsi la princesse abdiqua-t-elle son titre, accepta sa part d’humanité, et se mit au service des autres pour la promotion du bien universel.

« Peut-être pour revivre suffit-il de se remettre en question, de se réinventer et d’abandonner ses rêves bassement prosaïques ? », s’interrogea-t-elle.

Et son anorexie me direz-vous ? Elle fut emportée par l’aura du cruciflore. En renonçant aux biens matériels de ce monde, la princesse déchue avait trouvé la liberté, une âme désormais affranchie du poids de toutes les tentations et des cauchemars de la réalité. La bave des gudules, en définitive, lui aurait sans doute été salutaire si, par défiance ou par légitime fierté, elle n’avait pas refusé l’idée que se vider la tête était la solution à tous ses maux. Dorénavant, elle n’était plus anorexique : elle était devenue acète.

La morale de ce conte ? Il faut vraiment croire aux histoires à dormir debout, aux contes de bonne femme, pour accepter sans condition de vivre dans la béatitude en crevant la dalle à jamais.

Sébastien Aubry

Photo : © Tama66

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