Le banc : cinéma

Une affaire de famille d’Hirokazu Kore-eda: enquête raffinée sur les liens familiaux

Avec Une affaire de famille, le cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda décroche la Palme d’or pour son cinquième film sélectionné en compétition au festival de Cannes. Poursuivant son travail autour des relations familiales, il livre un tableau poignant d’une famille de fortune qui vit en marge de la société nippone. 

A côté de la norme 

Le jeune Shota ne porte pas d’uniforme scolaire – il ne va pas à l’école – mais des vêtements souvent larges dans lesquels il vagabonde et vole dans les magasins accompagné de son mentor, Osamu. Shota fait penser à Akira, personnage principal du bouleversant Nobody knows (2004) du même cinéaste, qui déjà contrastait par son habillement avec les autres enfants qui se rendaient à l’école vêtus de leur uniforme. Au chemin des classes est substitué le chemin des larcins; Shota est éduqué au vol à l’étalage, minutieuse chorégraphie des supermarchés qui permet la survie d’une famille atypique de cinq, puis six membres. Il y a Hatsue, vieille dame qui héberge tout le monde dans une maison désordonnée, Osamu, manœuvre sur des chantiers et voleur, Nobuyo qui travaille dans une blanchisserie, Aki, adolescente qui travaille dans un peep show et Shota qui a été trouvé dans une voiture. Il n’est pas question ici de liens de sang, mais de liens sociaux qui se construisent sur le déclassement, chacun semble se retrouver sous le même toit par hasard mais décide d’y rester. La très jeune Jiro, battue par ses parents, est recueillie (ou kidnappée selon le point de vue) par cette famille et est dès lors activement recherchée par les autorités. Le spectateur assiste à une sortie de route qui mène de la famille traditionnelle (avec des parents biologiques) à la famille adoptive, composée de gens pauvres et hors système, considérée comme illégale aux yeux de la société japonaise, représentée dans le film par la police. « J’avais envie de mettre en scène une famille qui reconstruit, dans un Tokyo devenu désincarné, une structure familiale artificielle au départ mais aux liens de plus en plus resserrés au fur et à mesure qu’ils partagent leur existence. […] Une telle famille au Japon ne pourrait pas exister longtemps. La société se chargerait très vite de la disloquer[1]. » déclare Kore-eda au sujet du film.

Un film sous forme d’oxymore 

La caméra du cinéaste montre les moments de partage, de joie et de complicité entre les personnages, les liens se tissent et se renforcent et l’unité familiale culmine dans une scène à la plage sur laquelle la famille passe la journée. Kore-eda ausculte les rapports affectifs avec une extrême douceur et finesse, les visages et les interactions sont filmés de près, le spectateur pénètre dans l’intimité des échanges tout en gardant une distance pudique, la proximité n’est jamais intrusive. « Je tenais à ce que l’on puisse entrer en empathie avec les membres de la famille pour comprendre leurs motivations. Le temps passé à observer leur quotidien permet de comprendre la teneur des liens qui les unissent[2]. » dit le cinéaste. Il réussit parfaitement à créer ce rapport d’empathie, évitant tout regard moralisateur et travaillant comme un anthropologue qui voudrait comprendre les relations entre les personnages en scrutant leurs paroles et leurs gestes. Mais à ce regard-là, précis et tendre, s’oppose un autre regard, celui de la société et de sa morale qui condamne l’existence de la famille. Famille criminelle à qui l’on reproche vol, enlèvement et assassinat, la douceur fait place à l’âpreté et la bonté est accusée d’être en réalité un calcul en faveur d’intérêts propres. L’ambiguïté morale prend place : comment regarder et juger les membres de la famille? Kore-eda témoigne de la complexité des rapports humains qu’il filme et il se bat en cela contre toutes les perspectives réductrices et moralisatrices. Derrière la perspective judiciaire qui plaide la culpabilité des marginaux se trouve une critique frontale de la société japonaise qui tend à fracturer de plus en plus les liens familiaux et stigmatise les perdants, c’est-à-dire les déclassés, les pauvres. Il peut être intéressant de soulever que le réalisateur n’a pas reçu les honneurs du gouvernement japonais, d’habitude très prompt à féliciter ses citoyens, pour sa Palme d’or[3].

Ce dernier opus de d’Hirokazu Kore-eda, tout en élégance et poésie, irrigue les marginaux de lumière et de vie sans jamais tomber dans l’écueil du misérabilisme, aucun de ses personnages n’est poussé à la caricature et n’est pris en pitié. Comme le résume très bien un journaliste des Inrockuptibles[4], Une affaire de famille « c’est du vitriol socio-politique dans un étui de satin ultra-élégant. ».

À voir absolument.

Lou Perret

Infos pratiques :

Une affaire de famille (Titre international: Shoplifters) d’Hirokazu Kore-eda au Cinéma Les Scala:

www.les-scala.ch

Photo : http://www.polpettas.com/shoplifters-hirokazu-koreeda/

[1]Interview de Kore-eda par Olivier Lamm publié dans Libération le 11 décembre 2018.
Lien: https://next.liberation.fr/cinema/2018/12/11/hirokazu-kore-eda-l-idee-etait-de-sadiser-un-peu-le-spectateur_1697289

[2] Ibid.

[3] Lire à ce sujet l’article de Robin Cannon pour le Figaro: Une affaire de famille: la palme de l’embarras pour le gouvernement japonais, publié le 21 mai 2018.
Lien: http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2018/05/21/03011-20180521ARTFIG00100–une-affaire-de-famille-la-palme-de-l-embarras-pour-le-gouvernement-japonais.php

[4] Ecrit par Serge Kaganski.
Lien: https://www.lesinrocks.com/2018/05/14/cinema/cannes-2018-une-affaire-de-famille-merveille-de-kore-eda-111082510/

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