Les réverbères : arts vivants

Aimer le futur

À la Maison Saint-Gervais, tout en haut de plus d’une centaine de marches, dans la salle du 7ème étage (accessible également en ascenseur), Caroline Bernard et Saïd Mezamigni, avec Don’t Make a (Psycho)Drama! We’re Still In A Game… font entendre des voix ordinairement réduites à l’indifférence ou au silence. Une performance hybride et protéiforme à découvrir jusqu’au 30 mars.

Transcender la vie

Jeudi en fin d’après-midi, je rejoins la Maison Saint-Gervais. Une partie du public est déjà sur place. Elle a participé, plus tôt dans la journée, à un échange, En Chœur, mêlant les voix de Pauline, avocate en pause professionnelle spécialisée dans la défense des patient·e·s psychiatrisé·e·s, de Natasha, une paire-aidante, de Myriam, soignée par LSD, de Caroline Bernard, de Saïd Mezamigni et du public. L’élan est de croiser les récits AVEC les santés mentales afin de mieux en comprendre les enjeux contemporains. Un but que poursuit également la performance qui suivra, dont la forme est celle du théâtre documentaire, mêlant, si l’on se réfère au résumé de la pièce « documentaire et fiction […] sincérité ou postures, que les spectateurices pourront ou non avoir envie de déjouer ». Cependant, à aucun moment n’a éclos l’envie du démêlage du vrai du faux, de ce qui tenait de l’authenticité ou du jeu.  L’enjeu et la force du projet nous emmenant ailleurs, dans un espace où toute critique devient presque impossible (ou du moins une certaine critique) : il n’est plus question de bien ou de mal jouer, d’aimer ou de ne pas aimer, parce qu’il s’agit ici d’être au plus proche du réel, de la vie, et de la transcender, dans une forme où le fond et la forme ne font plus qu’un. Et même si personne n’est dupe, et que chacun et chacune nous savons que les paroles qui sont dites sur le plateau, ne sont pas spontanées, mais des textes sans doute écrits, puis répétés, et répétés encore chaque soir, elles sont pourtant, en un sens, d’une authenticité nécessaire, elles créent l’écoute.

Des anges tombés du ciel

En entrant dans la salle, on découvre un décor épuré. Un écran en fond de scène. Des matelas disposés sur plusieurs hauteurs. Des mousses de protection. Tout est fait pour absorber les cris, amortir les chutes. Mais avant même de découvrir l’espace, la première chose qui nous parvient, c’est la voix de Saïd. Et tout au long de la performance, les voix seront au centre. En effet, le dispositif cherche à faire entendre des récits, des fragments d’existence, de remplir les silences, et d’offrir notamment une place à celles et ceux qui accompagnent celles et ceux qui souffrent. Il y a les pair·e·s-aidant·e·s comme Saïd et les proches-aidant·e·s, ou comme les nomme Caroline, les proches-aimant·e·s. À plusieurs reprises, durant la performance, elle soulignera que nous ne pouvons jamais être sûr·e·s d’aider, parfois même quand on croit ou que l’on a l’intention de le faire, le résultat est tout le contraire, à l’image percutante d’une anecdote qu’elle partage. Un jour en cherchant à sauver un oiseau de la gueule de son chat, elle a écrasé, malgré elle, l’animal à plumes.  L’image suffit, sidère. Si la certitude ou la possibilité d’aider n’est jamais certaine, il y a pourtant une chose dont Caroline ne peut pas douter : c’est d’aimer (dans un sens non romantique), celui qu’elle accompagne depuis maintenant 9 ans, Valerio, rencontré lors d’un covoiturage, avec lequel elle a déjà créé un précédent spectacle. Dès le début les mots les relient, iels s’écrivent, beaucoup, traversent des évènements difficiles, un deuil pour Caroline, toutes sortes de diagnostics – schizophrénie, bipolarité, borderline – imposés par le monde médical pour lui. Elle devient une proche-aidante/aimante et se pose la question, sous-titre de la performance, « jusqu’où t’accompagner ? ».

Apprendre

Jusqu’où t’accompagner pour ne pas se perdre soi, dans cette expérience d’une infinie solitude, que les mots peinent à décrire, les nuits sans sommeil, la peur, les montées d’adrénaline, et parfois même une certaine violence. Mais aussi, et plus littéralement, jusqu’où de manière géographique, dans quel endroit ? Pour Valerio ce sera Marseille et sa mer, dont on retrouve sur le plateau une trace, à travers l’élément eau. C’est là que Saïd est pair-aidant, et où se trouve également Belkacem qui, au travers de l’enseignement du jujitsu, offre un nouveau regard notamment sur la manière d’appréhender les moments de crises, au travers des principes empruntés aux arts martiaux : apprendre à tomber et à se relever. Au plateau, les mots s’estompent, les respirations se font entendre, une nouvelle présence fait alors son apparition, Dominique Falquet, professeur d’arts martiaux. Des gestes lents, et précis, un nouveau langage émerge à-même le corps.

Une forme hybride. Elle mélange parole, vidéo, musique. Elle ressemble à un documentaire, une installation ou un concert, rassemblant des archives personnelles autant sonores que visuelles, des traces qui documentent et constituent les relations qui relient les trois protagonistes : Caroline, Saïd et Valerio. Hybride également parce qu’elle éclate l’espace et le temps de la représentation, en proposant des moments d’échanges dont Capter la parole en contexte psychiatrique, à Lausanne, le 29 mars, au Foyer de La Grange, ou sur Radio Bascule au travers d’un podcast Symptomaniale 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas, où vous pourrez découvrir, dans le premier épisode, les voix de Pauline et de Belkacem.

Si Don’t Make a (Psycho)Drama! Were Still In A Gamedit la douleur, le sentiment d’impuissance et la violence d’un système qui ne fonctionne pas, c’est aussi une invitation à redéfinir ce qu’est l’aide, la maladie ou la guérison, et une déclaration d’amour à Valerio, qui n’est pas là, mais à qui Caroline, à la deuxième personne du singulier, adresse chacune de ses paroles pour partager ce qu’elle vit et traverse. Ce sont des voix qui racontent et créent l’espoir projeté et un futur.

Charlotte Curchod

Infos pratiques :

Don’t Make A (Psycho)Drama! We’re Still In A Game… de Caroline Bernard et Saïd Mezamigni, à Maison Saint-Gervais, du 20 au 30 mars 2025.

Avec Caroline Bernard, Saïd Mezamigni (Comodo), Dominique Falquet

https://saintgervais.ch/spectacle/dont-make-a-psychodrama-were-still-in-a-game-2/

Photos : ©Morgana Planchais (banner), Affiche Maison Saint-Gervais

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