Amour, musique et féminité en prison dans Inconditionnelles
En guise de dernier spectacle 2025, le Théâtre du Loup vous invite dans l’univers carcéral féminin d’Inconditionnelles, imaginé par Kae Tempest et mis en scène par Pierre Boulben, avec trois comédiennes et un trio à cordes au plateau. Alors que la première aura lieu le 2 décembre, nous avons pu nous entretenir avec celui qui signe à cette occasion sa toute première mise en scène.
La Pépinière : Pierre Boulben, bonjour et merci de nous rencontrer. Inconditionnelles, c’est une pièce qui a pour cadre une prison. Le titre est très évocateur. On pense forcément à la liberté conditionnelle, mais aussi à l’amour inconditionnel – et je crois qu’il est pas mal question d’amour justement dans ce spectacle. Il y a aussi, évidemment, ce terme qui est féminin et pluriel, avec toutes ces dimensions féminines et uniquement des femmes au plateau. Que vous pouvez nous dire de ce texte ?
Pierre Boulben : Le titre original, en anglais, c’est Hopelessly Devoted, donc ça n’a entre guillemets rien à voir. C’est une référence à une chanson de Grease, « Hopelessly Devoted to you ». La traduction, peut-être un peu trop littérale, ce serait un espoir et un amour dévoué et en même temps désespéré. Je trouve que Inconditionnelles, qui est la traduction de Dorothée Munyaneza, est très parlante, parce que ça regroupe plusieurs choses : il y a en effet, bien sûr, le rapport à la prison, ça rappelle la liberté conditionnelle. Et je pense que ça parle aussi beaucoup de l’amour inconditionnel. Il est beaucoup question des enfants des trois personnages : Chess, Serena et Silver, les trois femmes qu’on va voir évoluer dans cette pièce, sont toutes les trois mères. La pièce s’inscrit dans un univers carcéral, mais c’est avant tout une histoire d’amour. C’est Dorothée Munyaneza qui dit ça d’une très belle manière : il y a plusieurs formes d’amour. Il y a l’amour romantique, entre Chess et Serena, qui sont ensemble, qui ont une relation amoureuse. Il y a l’amour amical qui se développe entre Chess et Silver. Grâce à la musique, devenir amies. Elles se le disent même une fois : « je te considère comme mon amie. » Et il y a l’amour d’une mère à son enfant, qui est un sujet assez central dans cette pièce, dont on ne parle vraiment pas assez : la condition des femmes en prison, le rapport à leurs enfants qu’elles doivent laisser dehors, la façon dont elles peuvent les voir ou pas, où ces enfants sont placés… Dans la pièce, en tout cas, il y a toute cette quête de Chess à retrouver sa fille, Kayla, et c’est justement ce qui l’amène à faire de la musique et qui va se développer un peu dans la pièce. Donc voilà, Inconditionnelles, ça regroupe un peu toutes ces phases-là : l’amour inconditionnel, la prison. Et il y a ce pluriel, « elles », qui est aussi très important pour moi, dans le sens où elles sont les trois comédiennes sur scène et que les trois musiciennes qui viennent les accompagner sont une quatrième voix qu’on a essayé de mettre au même niveau que les trois personnages. C’est vraiment cette idée de sororité : elles sont toutes les six quasiment tout le temps au plateau.
La Pépinière : Le projet est décrit comme du théâtre performatif, avec ces trois comédiennes et ce trio à cordes, avec la musique qui est un élément central de la dramaturgie, et qui est, j’imagine, aussi, un moyen de s’évader ?
Pierre Boulben : Oui, totalement. Ce que j’ai trouvé très intéressant dans cette pièce, et c’est ce qui m’a touché rapidement, c’est que la musique fait vraiment dramaturgie. Le personnage de Chess va se servir de la musique, et c’est écrit dans la pièce, pour s’évader. Et c’est pour ça aussi que je n’ai pas voulu représenter la prison sur scène. C’est un plateau nu qui serait plus une scénographie de concert. On voit les retours, les fils des micros, on n’a pas du tout caché ça, pour appuyer le fait qu’elle s’évade en effet par la musique, et que c’est justement la musique qui va amener au personnage de Chess quelques instants de liberté.

La Pépinière : Kae Tempest est connu avant tout pour sa musique, même avant le théâtre, avec cette poésie parlée, des questions aussi de différence, de tolérance. Comment on retrouve ça aussi dans son écriture de théâtre ?
Pierre Boulben : Je connaissais Kae Tempest par Les Nouveaux Anciens, qui était la première pièce que j’avais lu de lui, et qui est une pièce de théâtre en forme de poème, si on veut. Ensuite, j’ai découvert Inconditionnelles. En fait, je ne connaissais pas du tout l’artiste avec sa musique. Je pense que les gens en général connaissent Kae Tempest d’abord par sa musique, et découvrent qu’il écrit des pièces de théâtre. Dans ses textes, comme vous dites, il parle de tolérance, ce sont des textes assez politiques parce que ça parle de sujets dont on ne parle pas forcément beaucoup, comme l’univers carcéral pour les femmes ici. Et justement, il arrive à retranscrire les choses simples de la vie d’une très belle manière. C’est une écriture très simple, mais très juste. Et je trouve que les rapports entre les trois personnages sont écrits d’une manière très fine et la façon dont elles se répondent, se parlent, se jaugent, est extrêmement bien retranscrite. Ça pourrait presque s’apparenter à du naturalisme. Kae Tempest joue sur la musique et cette écriture assez rythmée. Bien sûr le français est un peu différent de l’anglais, où il y a tout de suite cet accent tonique. Mais, dans la pièce, on a essayé de retranscrire ça aussi ; et il y a des moments où le rythme est presque plus important que le sens. Et, bizarrement, le sens passe quand même malgré le fait qu’on se soit attardé sur le rythme, ce qui est assez fort. J’ai vu Kae Tempest en concert il n’y a pas si longtemps, et je pense que le mot qu’il a le plus prononcé, c’est « love ». Et je trouve qu’on ressent beaucoup cet amour dans son texte.
La Pépinière : Au niveau dramaturgique, vous avez composé un peu comme une partition musicale, chaque rôle est vraiment travaillé de manière très précise, avec cette grande attention portée au rythme. Comment avez-vous travaillé ce lien entre la musique et le jeu des comédiennes ?
Pierre Boulben : On est passé par beaucoup d’exercices d’improvisation, où on essayait de faire les scènes. J’avais en amont préparé plusieurs musiques, plusieurs inspirations que je voulais partager avec les comédiennes. On travaillait les scènes d’abord à la table, on dégageait les grands enjeux, et ensuite on se mettait directement dans la matière, en travaillant avec de la musique même si ce n’est pas la musique qui sera dans le spectacle. On s’amusait à déjà mettre de la musique et à travailler ça. On a donc travaillé de manière assez technique, c’est-à-dire que dans les impros elles avaient le droit de répéter 100 fois le même mot si elles voulaient. Les autres étaient tout le temps présentes, même pour les scènes où elles n’étaient que deux. De là sont apparues plein de petites choses qu’on a gardées. Elles parlent en même temps par moments ; à d’autres moments, elles font les phrases quasiment en les rappant, alors que c’est une scène de théâtre. Donc tout ça, ça nous a beaucoup servi, parce qu’on a vraiment essayé de modeler le texte en le prenant comme une matière rythmique, plus que du sens. Ensuite, les musiciennes ont amené la musique et un univers qu’on a créé ensemble. C’était vraiment un travail choral où les comédiennes se nourrissaient de ce que les musiciennes amenaient et vice versa. C’est comme une respiration commune où elles vivent ensemble : quand ça s’augmente, tout augmente en même temps. Et d’un coup, il y a une chose qui va casser, mais elles se suivent. C’est un des points essentiels qu’on a essayé de travailler, de retranscrire quand on joue : la pièce est tout le temps en mouvement et en travail. Des nouvelles choses peuvent apparaître chaque soir. Je leur dis que, malgré le fait qu’il y ait une partition assez précise, qu’elles aient des points de rendez-vous, qu’elles sachent qu’à tel moment, elles doivent parler en même temps, accélérer, ou ralentir, elles ont droit à tout. Si un soir, elles veulent totalement changer, si c’est ce qu’elles sentent à ce moment-là, qu’elles le fassent. Et les autres sont tout le temps là, elles se regardent et ça suit. C’est arrivé, par exemple, que la technique ne marche pas, et elles étaient tellement ensemble que ça donnait quelque chose d’encore plus beau.

La Pépinière : Au niveau de la musique, il y a des influences de rap, de classique. Ça vient bien sûr de vos goûts, mais avec peut-être aussi une dimension plus symbolique sur la prison, les pensées… Comment s’est construite cette musique ?
Pierre Boulben : Dans la pièce, il y a cinq chansons que Chess chante et pour lesquelles une partition a été écrite par Kae Tempest et Dan Carey, un compositeur qui travaille beaucoup avec lui. Donc il y a la ligne mélodique et une suite d’accords. Ce sont des partitions pas très nourries, mais qui permettent de faire des arrangements comme on veut. Nous, on a fait un arrangement pour un trio à cordes composé d’un violoncelle et de deux violons. On a essayé de s’atteler à la prosodie de Kae Tempest, parce que chaque mot que Chess prononce est une note dans la partition, a un rythme. On a essayé de suivre ça au mieux et de ne pas s’en défaire. Donc ça a été construit avec une base que Kae Tempest avait déjà amenée, et ensuite à ça a été ajoutée une grande composition musicale, qui était libre et basée sur des inspirations que j’ai amenées et qu’on a partagées avec les musiciennes. Il y a des inspirations de musiques films, il y a beaucoup de Diam’s, aussi, parce que c’est quand même une référence. Il y a toujours le souci de la langue : c’est vrai qu’en anglais pour le rap et pour le slam, c’est tout de suite rythmique. Alors qu’en français, c’est plus difficile d’amener le rythme, et il y a des moments où on s’est vraiment creusé la tête pour essayer de trouver quelque chose d’intéressant. Et Diam’s est quand même une figure très importante dans le rap français : elle a une façon de rapper qui nous a beaucoup aidé et qui est vraiment impressionnante. On s’est inspiré aussi d’Oxmo Puccino, qui manipule beaucoup la langue française d’une très belle manière. Donc on a essayé d’avoir des influences françaises qui peuvent nous aider à aborder la langue, mais aussi des influences de musiques films, ou même du classique, comme du Beethoven, du Purcell, des choses comme ça pour nous inspirer, pour amener ce côté plus classique et d’avoir le contraste avec le rythme très parlé du rap.
La Pépinière : Concernant la scénographie, elle s’inspire pas mal des performances scéniques de Kae Tempest. On n’est pas du tout dans du figuratif, dans la prison. Comment ça va se passer, que va amener cette dimension de concert ?
Pierre Boulben : J’avais comme souhait que les six artistes puissent rester sur scène tout le temps, se voient, et transmettent ce texte en étant ensemble. C’est justement ce « elles » d’Inconditionnelles avec un « s » : malgré le fait qu’il y ait des scènes où Chess est toute seule, où elle est enfermée, et bien pourtant les cinq autres personnes sont là autour d’elles, même si elle ne les voit pas. On a beaucoup réfléchi la scénographie avec Lauriane Tissot, la créatrice lumière. J’avais pour désir qu’on ressente la prison par le texte, la musique et la lumière, et que les espaces se créent comme ça. Donc il y a des espaces qui ont été créés avec Lauriane, grâce à la lumière, où on va pouvoir sentir des espaces très restreints comme une cellule de prison ou des cellules d’isolement, et d’un coup ça va pouvoir s’ouvrir en quelques secondes grâce à la lumière. Dans la pièce, on passe toujours d’un espace à un autre, comme une sorte d’aller-retour entre deux espaces. Donc il fallait pouvoir être très rapide aussi dans les changements de scène, de manière très pragmatique. Donc ça a été construit avec toutes ces envies-là. Et le côté concert était assez important aussi, parce que pour avoir vu deux fois Kae Tempest deux fois, il a un lien avec le public extrêmement fort. Il y a des moments où, tout simplement, il nous regarde, il nous parle, il sort de sa musique, de ses chansons, il nous jauge, et on voit très rapidement son émotion. Il regarde le musicien ou la musicienne qui est avec lui ; des fois même il est de dos, il ne nous regarde pas pendant 10 minutes, mais pourtant on sent qu’il est présent et qu’il est avec la personne qui est en train de jouer avec lui. Donc c’est pour toutes ces raisons-là qu’on a décidé de faire ça et que j’ai décidé de ne pas représenter la prison. Je ne voulais pas tomber dans un cliché, j’avais peur de m’enfermer dans une représentation trop réelle. Le texte et la musique amènent déjà vraiment beaucoup cet univers, et il y a des moments dans le texte qui sont assez durs. On voulait faire passer ça par le son et par ce que Kae Tempest avait écrit.

La Pépinière : Dans le dossier de presse, il est aussi question de médiation autour du spectacle et de la thématique de l’univers carcéral pour les femmes. Quelque chose est prévu avec le Théâtre du Loup ?
Pierre Boulben : Amnesty International aura un stand dans le foyer le 4 décembre, pour parler de ce sujet, dans le cadre du Marathon des lettres. Et le 2 décembre, un atelier de slam sera proposé à des jeunes adultes en rupture sociale et occupationnelle avec un rappeur qui s’appelle MANS1. Il y a ce désir-là de parler de ce sujet assez invisibilisé, qu’on ne connaît pas trop. Une prison m’avait contacté, pour peut-être aller faire une représentation là-bas. La personne qui s’occupe de la médiation était très emballée, mais ça a fait peur à la direction, qui craignait que ça rappelle trop leur quotidien aux détenues, ce que je peux entendre. Les directrices de la prison sont quoiqu’il en soit invitées à venir voir la pièce, donc peut-être que ça se fera. Il y a quand même un message d’espoir. Bien sûr qu’il y a des scènes dures, qui sont assez concrètes et qui rappellent le milieu de la prison et leur condition. Mais ça parle aussi de liberté, de la façon dont on peut vivre en prison, avec des moments de sororité, d’être ensemble. Donc je trouverais très important de pouvoir le jouer en prison, malgré le fait ça fasse un peu peur. Même si je me suis intéressé au sujet, c’est un univers que je n’ai jamais rencontré. Je n’ai jamais eu l’occasion d’aller en prison, de rencontrer les prisonnières, de leur en parler. Donc on se demande comment ça va être reçu. On a la chance de pouvoir faire ça, et je pense qu’on le retranscrit d’une manière assez belle, que c’est vraiment un message d’espoir. On s’est beaucoup nourri-es de récits de prisonnières dans le monde entier pour essayer de se rappeler leur condition. Malgré le fait qu’on fasse de la musique, du théâtre, le métier qu’on aime, il y a toujours cette volonté d’être au présent de ce qu’elles peuvent vivre. De pouvoir jouer pour des prisonnières, ce serait incroyable, mais aussi d’en parler avec des gens qui vont beaucoup au théâtre mais qui ne connaissent pas ce sujet, c’est sûr que c’est important pour moi et pour nous.
La Pépinière : Pierre Boulben, merci beaucoup. On se réjouit d’entrer dans cet univers carcéral et musical le 2 décembre prochain au Loup.
Propos recueillis par Fabien Imhof
Infos pratiques :
Inconditionnelles, de Kae Tempest, traduit de l’anglais par Dorothée Munyaneza, du 2 au 7 décembre 2025 au Théâtre du Loup.
Mise en scène : Pierre Boulben
Avec Léa Gigon, Shannon Granger et Joséphine Thurre (jeu), Ariane Issartel (violoncelle), Mathilde Soutter (violon) et Anna Swieton (violon)
Composition musicale : Ariane Issartel, Mathilde Soutter, Anna Swieton, Lou Golaz, Pierre Boulben et Dan Carey
Costumes : Julie Raonison
Création et régie lumière : Lauriane Tissot
https://theatreduloup.ch/spectacle/inconditionnelles/
Photos : ©Gaëtan Brugger
