Après l’horreur, l’invisibilisation
Avec Hawar, nos enfants bannis, la reporter et cinéaste belge Pascale Bourgaux signe un documentaire puissant et touchant. En suivant Ana*, qui traverse clandestinement l’Irak pour voir sa fille, elle donne une parole à ces femmes yazidies devenues mères malgré elles, après leur enlèvement par Daech.
Tout commence par l’histoire de ces femmes yazidies – une minorité kurde vivant dans le nord de l’Irak, et l’une des principales cibles des attaques de Daech en 2014. Ces femmes, dont certaines n’étaient alors que des jeunes filles, ont été enlevées et violées à de nombreuses reprises. Si certaines ont, grâce à un réseau de passeurs, pu s’échapper et se faire avorter à temps**, d’autres sont devenues mères, comme Ana. Après leur libération, de retour dans leur communauté, cette dernière ne veut pas de ces « bâtards de Daech ». Les enfants sont envoyés dans des orphelinats, ou éventuellement récupérés par la suite par la famille du père, comme c’est le cas pour Marya, la fille d’Ana. Cette dernière traverse donc clandestinement le pays pour la voir, avec l’accord des parents. Nous la suivons donc dans Hawar, nos enfants bannis, un film issu d’une enquête longue de sept années, pour tenter de comprendre et montrer la situation de ces enfants absents des registres, et donc invisibles aux yeux du gouvernement. C’est à ce drame humain passé sous silence que Pascale Bourgaux cherche à redonner une voix.
« Le viol est devenu une routine »
À l’écran, de longs plans de drones sur une voiture qui serpente sur les routes du Kurdistan, alternés avec des points de vue depuis l’intérieur de celle-ci, contrastent avec la violence des propos rapportés par Ana. La voix tremblante, avec quelques gros plans sur ses yeux humides, elle raconte ce qui a suivi l’enlèvement : une « loterie » où les hommes choisissaient la femme qui allait devenir leur compagne. Une compagne qu’ils allaient violer à répétition, devenant une routine, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. Des propos insoutenables, renforcés par le fait que l’enfant portera en lui les gênes de l’oppresseur toute sa vie. Comment, alors, aimer cet enfant ? Malgré tout, Ana s’y attache, car sa fille n’est qu’une victime, tout comme elle, et n’est en aucun cas responsable des actes de son géniteur. Mais Ana n’est pas au bout de ses peines. De retour dans sa communauté yézidi, elle doit faire face au regard de sa famille, qui craint pour sa réputation. Ce peuple, meurtri depuis des millénaires et menacé de disparition, opprime à son tour, faisant tout pour faire disparaître ces bébés. Pacale Bourgaux y voit « un bourbier de haine et d’hypocrisie***. »

Peter Galbraith, ex-diplomate américain désormais en mission humanitaire pour aider ces femmes et ces enfants – nous y reviendrons – explique que la situation est d’abord due, évidemment, aux actes de Daech, mais qu’elle est aussi la conséquence des décisions du clergé patriarcal yazidi. Une scène au temple nous marque particulièrement à cet égard. Les femmes enlevées y sont accueillies pour y être rebaptisées, comme un nouveau départ après ce qu’elles ont subi. Mais les enfants n’y sont pas les bienvenus, car ils sont les « bâtards de Daech ». Les mères les ont donc abandonnées en chemin, dans des lieux prévus à cet effet. Durant cette scène, les différentes réactions des mères sont également évoquées : certaines sont en accord avec les décisions de la communauté, refusant que « des êtres néfastes viennent vivre avec [elles] », tandis que d’autres les perçoivent comme des victimes qu’il faut aider et purifier, comme les mères ont dû l’être. Pascale Bourgaux illustre ici le poids des traditions, bien ancrées chez certaines, et le déchirement des autres face à une décision qu’elles jugent inhumaine.
« Daech a tué tout le monde »
Ce que montre Hawar, nos enfants bannis, c’est donc une réalité complexe, provoquée à l’origine par les actes de Daech, avec ces propos très forts : « Daech a tué tout le monde », même celles et ceux qui n’ont pas été victimes d’enlèvement ou de viol. Une mort symbolique qui met à mal la communauté yazidie. Pourtant, la moitié du film marque un tournant, avec l’abord d’un autre point de vue. Pascale Bourgaux y montre les opérations humanitaires, que décrit Peter Galbraith à l’aide d’images filmées sur son téléphone portable. À l’orphelinat de Hassaké, en Syrie, nous rencontrons également Zaynab Sarokhan, responsable du Comité des Femmes et des Orphelinats, qui confirme ce que nous avons dit précédemment : sur les 2’000 femmes enlevées – on peut dès lors imaginer le nombre d’enfants – certaines déposent leur enfant de leur propre gré, se refusant à l’élever, tandis que d’autres y sont contraintes, et affirment vouloir le récupérer, « même si cela doit prendre 100 ans. » La responsable – tuée depuis par un drone militaire turc en Syrie et qui fait partie de celles à qui le film est dédié – explique donc la complexité de la situation, entre ce qui a déjà été évoqué et le fait que le gouvernement n’enregistre aucun de ces enfants, les invisibilisant de fait. Elle fait tout pour faciliter les choses, en consignant toutes les informations connues sur les enfants et en laissant la possibilité à ces femmes de les récupérer à tout moment. Mais ces enfants, séparés de leur mère bien souvent avant leur premier anniversaire, n’ont aucun souvenir d’elle. Et les images qui nous sont montrées sont déchirantes : de jeunes garçons et filles en pleurs, lorsqu’ils passent la frontière de la Syrie vers l’Irak avec leur mère, en sachant qu’ils ne reverront plus la nounou qui les a élevés jusqu’ici, et qui était leur seul point de repère.

L’espoir, pour ces mères, existe donc, mais est mince et complexifié par toute la situation qui l’entoure. Certaines ont fini par se suicider, ne pouvant tenir face à cela, d’autres quittent la communauté pour retrouver leurs enfants et vivent en exil, officiellement comptabilisées comme « disparues »… Pour Ana, la situation est encore différente : sa fille Marya se trouve dans la famille du père – qui ne soutient heureusement pas ses agissements – et il lui est compliqué de la voir, car le voyage est long et elle peut à tout moment être arrêtée, car clandestine. Depuis 2022, lorsque les images ont été tournées, elle n’a pas revu sa fille. Mais elle garde espoir et, à travers elle, c’est la situation de plusieurs centaines de femmes qui est illustrée.

Au final, aussi dur soit-il, ce documentaire signé Pascale Bourgaux s’avère nécessaire pour faire la lumière sur une situation trop longtemps passée sous silence, et dans laquelle tant Daech que la communauté yazidie et les gouvernements kurde et irakien jouent un rôle complexe. Le travail de la reporter a été de longue haleine, huit années durant, et elle rend hommage à toutes celles et ceux qui y ont contribué et continuent d’aider ces femmes malgré les conditions difficiles. Face à cette réalité complexe, alimentée par des traditions ancestrales respectées à l’excès, elle prône l’humanité et l’intime, pour donner à voir ce qui ne l’est que trop peu, et face à quoi on ne peut rester indifférent-e.
Fabien Imhof

Référence :
Hawar, nos enfants bannis, réalisé par Pascale Bourgaux, sortie en Suisse romande le 12 novembre 2025.
Photos : ©Mohammad Shaikhov
* Prénom d’emprunt
** L’avortement est alors illégal en Irak, et ceux-ci ont été permis par un réseau de médecins kurdes, alors que le gouvernement a fermé les yeux sur la situation, au vu de l’urgence.
*** Citation issue du dossier de présentation du film.
