CDD.13 – L’extraordinaire ordinaire
Le public est au rendez-vous pour la dernière soirée de C’est déjà demain, le Théâtre du Loup affiche complet ! Au programme trois belles créations aux univers très différents, qui nous emportent dans un tourbillon d’émotions, on a ri, on a pleuré, on a frémi !
En colocation – Compagnie Stracotta, Philippe Annoni et Julien Blasutto
La soirée débute avec En colocation, une pièce construite à partir d’un fait divers genevois datant de 2015 : un homme, tout juste entré dans l’âge adulte, saisit, pour s’amuser, le fusil accroché au mur de la chambre de son coloc’, le pointe sur son ami et le tue, accidentellement. Elle propose d’explorer, tour à tour, plusieurs récits venant combler les silences de la justice autour de cette affaire : l’obligation du service militaire et la conservation d’armes à feu à domicile. Le dispositif scénique mêle musique et vidéo en live. L’image projetée sur un écran en fond de scène – redoublant mais sous un autre angle la réalité du plateau – participe à la création de traces d’archives ou d’un dispositif qui serait emprunté au documentaire, mais permet également d’astucieux jeux de regards et d’échelles. Les paroles sont ancrées dans les corps venant parfois appuyer le discours, ou alors se positionner en dissonance. La voix parle de l’arme à feu, tandis que les corps s’enlacent avec douceur et tendresse. Dans le contraste, le discours percute.
Cette fiction-documentaire qui explore la notion de virilité et les dynamiques de violence, nous plonge également dans la polysémie du jeu. Il y a le jeu, celui qui tourne mal et qui tue, comme quand tout est fait pour faire croire qu’une arme n’est pas une arme, qu’elle n’est rien d’autre qu’un jouet. Heureusement il y a aussi le jeu au plateau : jouer à faire un spectacle, jouer à faire un documentaire, le détour par la fiction, qui cherche à s’enraciner dans le réel pour mieux le saisir, le dire et le révéler, comme le fait cette pièce.
I Felt a Funeral, in my Brain – Lanormal, Sira Aymerich i Besalú
La soirée se poursuit dans une tout autre ambiance. On quitte l’univers de l’enquête documentaire de En colocation, pour se retrouver dans une ambiance plus mystérieuse, presque hors du temps et de l’espace. On est plongé dans l’histoire d’une rencontre dansée entre, notamment, un pin de deux mètres, vidé et sculpté, et un corps : la matière brute entre en relation avec l’artisanat dans un espace dédié aux arts vivant. Dans une certaine pénombre, tout débute dans la lenteur, on croit reconnaître, par moment, le bruit d’un rabot sur une écorce, le geste devient rythme, devient musique. On se laisse ensuite porter par les mouvements de la danseuse, mi-humaine, mi-créature, le visage d’abord recouvert par son épaisse chevelure. Elle naît de l’intérieur du tronc. Sa présence contraste avec celle, immobile et imposante, du tronc, quand celui-ci quitte, à bout de bras, l’horizontalité pour la verticalité. On pourrait imaginer qu’elle est, face à cet autre, fragile, mais tout cela est relatif, et la pièce nous montre, par la fabrication d’images contrastées, tour à tour, le corps dans ses vulnérabilités et ses pouvoirs.
Cette pièce pluridisciplinaire mêle à la danse, objet marionnettique et paroles poétiques, le titre de la pièce, d’ailleurs, reprend celui d’un poème d’Emilie Dickinson. Ensemble, marionnette et mots renvoient à quelque chose de plus intime, mais qui fait également le lien entre la chair et le bois. En sortant de I Felt a Funeral, in my Brain, on ressent étrangement et plus fortement, notre propre corps sculpté dans sa matière vivante.
Départ (de gâteau) – Cie Les Abrutis, Eve Aouizerate
C’est déjà la dernière pièce de la soirée. Le jeu de mot du titre, Départ (de gâteau), donne un avant-goût de la saveur et de l’humour de la pièce d’Eve Aouizerate. Dans ce seule-en-scène on assiste au pot de départ d’une employée bibliothécaire de la médiathèque de Puplinge, après 8 années de bons et loyaux services. Elle incarne celles et ceux qui ne sont jamais choisi·e·s, celles et ceux qui partent mais qui aimeraient entendre n’y va pas! ou être attendu·e·s quelque part.
On tombe en tendresse pour cette anti-héroïne incarnée jusqu’au dernier bouton de son gilet. Dès les premiers instants, elle embarque le public avec elle, c’est qu’elle a des choses à lui dire et qu’elle y a mis les formes : un Power Point dont la plasticité esthétique transparaît à chaque transition, on ignorait même que tant de choses étaient possible avec un tel support. On devient nostalgique des soirées diapo. La comédienne, sous nos yeux, et nos rires, déploie une palette maîtrisée d’humour à la fois drôle, touchant, piquant, décalé et frôlant dans le désespoir l’absurde. Départ (de gâteau), c’est une tragi-comédie, une lettre d’amour au kitsch, aux soirées karaoké et à tous ceux et celles qui, du fond de leur solitude ou sur le point de partir, cherchent un peu d’amour.
Et c’est sous une pluie d’applaudissements que s’achève cette soirée, où ces trois créations, chacune à leur manière, ont porté à la scène un peu de notre réalité, peut-être même de notre ordinaire, pour en faire quelque chose qui nous offre à ressentir, à penser, et à sourire, ensemble.
Charlotte Curchod
Infos pratiques :
En colocation – Compagnie Stracotta, Philippe Annoni et Julien Blasutto :
Vendredi 14 mars, 21h30 / Samedi 15 mars, 19h30 / durée 40 min
Écriture, mise en scène et jeu Julien Blasutto et Philippe Annoni ; Collaboration artistique et dramaturgique Anouska Guby ; Regard extérieur Christophe Ruhles ; Scénographie Charlotte Roche-Meredith ; Régie plateau et collaboration « rêve » Shannon Granger ; Administration Ars Longa ; Image Anouska Guby ; Remerciements Jamila Baioia, Emeric Cheseaux, Léa Eigenmann, L’Abri – Genève ; Coproduction Théâtre du Loup ; Soutiens Ville de Genève, Loterie Romande, F.A.I.P.
Photos : © Anouska Guby
I Felt a Funeral, in my Brain – Lanormal, Sira Aymerich i Besalú :
Vendredi 14 et samedi 15 mars, 20h30 / durée 40 min
Direction artistique et interprétation Sira Aymerich i Besalú ; Regard extérieur Federica Porello ; Scénographie et costumes Sira Aymerich i Besalú ; Création lumière Théâtre du Loup ; Coproduction Théâtre du Loup ; Soutiens Fonds mécénat SIG, Loterie Romande ; Remerciements La Manufacture – Haute École des Arts de la Scène, Jasmin Sisti, Pep Aymerich et Nicolas Alvarez
Photos : © Grégory Batardon
Départ (de gâteau) – Cie Les Abrutis, Eve Aouizerate :
Vendredi 14 mars, 19h30 / Samedi 15 mars, 21h30 / durée 30 min
Écriture, mise en scène et jeu Eve Aouizerate ; Régie son et lumière Théâtre du Loup ; Regards extérieurs Dylan Poletti, Pierre Ripoll et Kenza Zourdani
Photo : © Grégory Batardon
https://theatreduloup.ch/spectacle/cest-deja-demain-13/
Affiche : © Sylvain Leguy, d’après un dessin original par © AMI