Les réverbères : arts vivants

Des Carafes pour contrer la peur du ridicule

Le ridicule ne tue pas, dit-on, mais qu’en est-il de la crainte de ce dernier ? À travers 13 tableaux, Carafes interroge et illustre de manière comique notre rapport à la gêne. À voir à la Traverse – Maison de Quartier des Pâquis, jusqu’au 26 septembre, dans une mise en scène de Juliet Kennedy et Dardan Shabani.

Carafes : voilà un titre bien énigmatique ! On y voit d’abord une dimension comique, confirmée par l’affiche du spectacle : un seul mot, une impression de quelque chose décalé, et surtout une grande carafe d’eau nous invitant à scanner le « Carafe code ». La jeune compagnie Carré Rond nous invite pourtant à une réflexion plus approfondie qu’un simple spectacle comique. Carafes est une invitation à laisser couler, à l’image de l’objet en question qui déverse l’eau, mais aussi une allusion à l’expression « être en carafe », à savoir se trouver dans une situation difficile de laquelle on ne sait comment sortir. Et pour l’illustrer, Dardan Shabani et Victorien Coillard, les deux comédiens au plateau et auteurs de la pièce, nous mettent immédiatement en situation : apparents bugs techniques, mésentente entre eux… Nous voici dans un véritable hapax – un terme dont on a appris la signification à la Bâtie et qui désigne un mot ou une forme dont ne peut que relever un exemple. Les 13 tableaux présentés ont toujours un lien avec la carafe, qu’il s’agisse de l’objet, de l’expression ou encore… d’un jeu de mots plutôt douteux, pour tenter de faire face à la peur du ridicule.

Sur le fil du rasoir

Dans Carafes, on se trouve toujours à la frontière. À commencer, dans la narration, par celle entre véritable scène et malaise. Dardan et Victorien jouent sur les interactions avec le public, de manière à placer celui-ci dans des situations inconfortables, semblent oublier leur texte ou le prononcer au mauvais moment, feignent des tensions entre eux… le tout est tellement bien amené qu’on se demande parfois si cela fait partie du spectacle ou si c’est vrai. En jouant sur cette incertitude, ils créent en nous un sentiment de gêne. Le public ne sait trop comment réagir : faut-il en rire ? se taire le temps que ça passe ? intervenir ? Petit à petit, les deux comédiens nous conduisent subtilement à désamorcer cette peur du ridicule, qu’on craigne de le vivre ou d’y assister. Carafes présente donc une dimension cathartique bienvenue, dans un spectacle drôle et souvent absurde. Comme quoi, le divertissement n’est pas incompatible avec la réflexion !

La frontière est aussi physique, symbolisée par le tulle qui sépare le plateau de jeu et l’espace à l’arrière-scène, où les comédiens peuvent changer de costume. Tout se fait donc à vue, sans véritablement l’être, avec cette distance créée par le tulle et la porte par laquelle ils doivent passer à chaque fois. On entend également leurs discussions autour de la scène qu’ils viennent de jouer, celle qui suit, les réactions du public… Ils assument ainsi, sans vraiment le dire, mais à travers le dispositif scénique, de montrer ce qu’on ne voit habituellement pas. Un choix judicieux et plutôt fin de la part de Juliet Kennedy et Dardan Shabani dans leur mise en scène. Au-delà de la dimension comique de ces interludes, on perçoit aussi une forme de mise à nu des deux comédiens, qui dévoilent ce qui est habituellement caché. De cette manière, ils nous montrent que rien n’est grave et que, effectivement, le ridicule ne tue pas. On fait alors le lien avec le cas – est-il fictif ou réel ? – de Raphaël Martin, acteur à la Comédie Française et qui complètement craqué sur scène en 1921. La dimension cathartique du spectacle et le fait de désamorcer la peur du ridicule agissent comme des moyens d’éviter qu’un tel cas se reproduise.

Une richesse de trouvailles

La mise en scène se met au service du texte, et vice-versa. Carafes n’est ainsi pas qu’un simple divertissement, où les rires sont gratuits. Une véritable réflexion est proposée, pour retourner le ridicule, dans la forme comme dans le fond. On évoquera ainsi cette scène ou le CEO d’une grande entreprise et l’un de ses collègues nous présentent les nouvelles carafes connectées, à des prix exorbitants. Ce qui est d’autant plus vrai pour la collection créée en collaboration avec l’artiste Louisa Coutinrin. La manière de présenter les choses nous rappelle évidemment celle d’une certaine marque à la pomme croquée, avec cette apparente complicité entre deux hommes qui sont davantage obnubilés par la concurrence que par la bienveillance qu’ils semblent montrer. Les références fusent d’ailleurs, comme celles à La Cité de la peur, au fameux commentaire de Thierry Gilardi après le coup de tête de Zidane, ou encore Tchekhov. En mêlant pop-culture et références plus poussées, Carafes s’adresse ainsi à un public large, sans prétention. On nous propose même d’acheter un vrai-faux livre…

Au milieu de tous les tableaux, on retrouve également un fil rouge, avec cette enquête qui revient en plusieurs épisodes. Ce choix crée un certain suspense, avec cette envie de connaître le dénouement des faits, mais permet aussi de ne pas se perdre, en ne proposant pas uniquement une série de sketches sans lien les uns avec les autres, excepté la carafe. Durant toute la représentation, on repense au « Trigger Warning » du début, durant lequel on nous a notamment présenter un résumé un peu foireux, mais ô combien hilarant, de la pièce. Dans notre tête, on refait les liens entre les différents éléments, on en trouve de nouveaux, et on apprécie. Surtout, au-delà de cette jolie dimension réflexive, on retient aussi le fait qu’on rit avant tout. N’est-ce pas le meilleur remède à la morosité ambiante. Mention spéciale aux calembours, qu’on adore ! Alors, pour ne pas se retrouver en carafe, le mieux n’est-il pas encore d’aller voir Carafes ? On ne peut que vous y encourager !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Carafes, de Dardan Shabani et Victorien Coillard, du 16 au 26 septembre 2025 à La Traverse – Maison de Quartier des Pâquis

Mise en scène : Juliet Kennedy et Dardan Shabani

Avec Dardan Shabani et Victorien Coillard

https://mqpaquis.ch/events/carafes-2025/ https://mqpaquis.ch/events/carafes-2025/

Photos : ©Lorène Frachet

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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