Les réverbères : arts vivants

Et si le monde de la finance n’était qu’un grand vaudeville ?

Cette saison, La Pépinière collabore avec le Théâtre du Loup pour vous proposer des interviews autour de chaque spectacle de la saison. Pour clore cette première année fructueuse, Fabien Imhof a rencontré Angelo Dell’Aquila et Antoine Courvoisier, qui montent ensemble Broker, un vaudeville bancaire.

La Pépinière : Angelo et Antoine bonjour, et merci de me recevoir ce matin. Votre spectacle se définit donc comme un vaudeville bancaire, sur fond l’intelligence artificielle, avec un algorithme qui vient tout chambouler. Voilà un qualificatif plutôt intriguant. Comment expliquez-vous ce terme de « vaudeville bancaire » ?

Antoine Courvoisier : On se disait que, dans le monde de la spéculation, de la finance et les bureaux, qu’Angelo connaît bien, il y avait un potentiel assez fou pour un spectacle. Scorsese, par exemple, s’en est bien servi dans Le loup de Wall Street. Je ne l’avais pas encore vu quand on a eu l’idée de Broker. Mais on se disait que ce milieu était très théâtral. Il y avait quelque chose de l’ordre d’une comédie de boulevard : il y a des tromperies, des quiproquos… Ça rentre, ça sort, ça s’active, ça s’agite, ça fait des coups dans le dos ! Tout le monde est haut en couleurs. Il y a quelque chose de bigger than life, comme ils aiment à le dire. Donc on se disait qu’on pouvait vraiment en faire une grosse comédie.

Angelo Dell’Aquila : Chaque personnage a vraiment son objectif : chacun·e tire la corde vers lui, ou vers elle, et ça crée des situations complètement loufoques sur scène.

La Pépinière : Justement, en lisant le synopsis, on s’aperçoit que chaque personnage essaie un peu de renverser le patron, avec des moyens parfois complètement absurdes. Comment est venue cette idée de créer tous ces personnages ?

Angelo Dell’Aquila : C’est venu d’abord d’Antoine, qui était curieux face à ce monde-là, très obscur, de la finance, et plus précisément le trading. Puisque je viens du trading, un jour, il m’a demandé si je pouvais lui en dire plus. Il voulait savoir comment ça se passe au sein d’une boîte de ce genre. Lui, il a acheté une dizaine de bouquins à ce sujet !

Antoine Courvoisier : Oui, je lisais plein de choses sur le fonctionnement de ce monde, en me demandant pourquoi on n’en parle jamais, pourquoi ce n’est pas au programme scolaire, alors que ça modèle tellement le monde comme il est aujourd’hui. Donc j’ai posé plein de questions à Angelo là-dessus. En fait, notre première séance d’écriture a eu lieu en 2018, ça fait longtemps qu’on en rêve ! Avant d’écrire une intrigue, on a d’abord fait une liste de personnages. Il y en a qui sont directement inspirés d’anciens collègues d’Angelo. On s’est aussi permis quelques écarts avec la réalité. Par exemple, on s’est dit qu’on n’allait pas créer un univers uniquement masculin – même si c’est un monde très masculin ! Angelo, d’ailleurs, avait une cheffe à l’époque.

Angelo Dell’Aquila : Exactement, mais elle avait vraiment le comportement de mâle dominant et qui, pour pouvoir avancer dans cette boîte, obtenir un haut poste, plus d’argent, plus de bonus, se comportait comme les grands chefs. L’idée est donc aussi partie de là.

Antoine Courvoisier : On s’est dit qu’il fallait un personnage féminin qui ne soit pas reconnu à sa juste valeur, mais qui voudrait grader ou prendre la place de quelqu’un. Il y a celui qui réussit tout, qui est l’employé numéro un. Forcément, il y a aussi celui qui veut lui ressembler… on a vraiment fait des archétypes.

Angelo Dell’Aquila : Plus je racontais toutes les expériences que j’ai vécues dans cette boîte pendant huit ans, plus on s’est rendu compte qu’il y avait du matériau pour la théâtralité des choses et pour la forme du vaudeville.

La Pépinière : Cela va donc vraiment prendre la forme d’un vaudeville ?

Antoine Courvoisier : Finalement, cette forme, elle va et elle vient. On s’est fait plaisir sur certaines scènes, où on assiste à l’apogée de malentendus et de quiproquos. Et à d’autres moments, c’est juste du pur dialogue. En tout cas, il y a du vaudeville, mais si on devait résumer, je pense que le fil conducteur, c’est vraiment la forme de la farce.

Angelo Dell’Aquila : On est vraiment là pour tourner en dérision un microcosme : un open space, c’est vraiment un huis clos où on a des gens qui tirent la corde vers eux et qui font tout pour écraser les autres.

La Pépinière : Comme vous le disiez, c’est un thème très peu abordé, même de manière générale, on en sait très peu. Il y a une volonté de mettre ça en lumière ?

Angelo Dell’Aquila : C’est un milieu très obscur. On peut étudier l’économie à l’uni, mais pour devenir trader, comment on fait ? Moi, par exemple, je suis passé du back office au front office, mais vraiment sur le tas. En plus j’étais d’abord portier ! J’ai appris le métier avec les super traders. Il y a quelque chose de l’ordre de l’adoubement : on te dit que tu pourrais bien correspondre au front office. Il y a vraiment cette idée de : « T’es un loup ? Viens dans la meute ! »

La Pépinière : Il y a une forme de continuité un peu avec ton spectacle précédent, Plus jamais demain ?

Angelo Dell’Aquila : La thématique est commune. Mais, dans Plus jamais demain, il y avait une part plus introspective qu’on ne retrouve pas du tout dans Broker. Ici, on fait vraiment un zoom dans un open space, qui nous permet de voir chaque personne dans ce milieu-là, et comment ce milieu modifie ces personnes. Parce que peut être qu’en dehors du bureau, iels sont différent·e·s, peut-être plus généreux·ses, attentif·ve·s, empathiques… Mais au sein de cet open space, iels deviennent tou·te·s un peu égoïstes, égocentriques, cupides. Est-ce que c’est le système qui les rend comme ça ? Ou est-ce que c’est inné, intrinsèque à leur propre individualité ? On n’a pas répondu à ça.

Antoine Courvoisier : Il y a cette fameuse formule : « Mais si je ne le faisais pas, il y aurait quelqu’un d’autre qui le ferait à ma place », qui justifie pas mal de choses. On parlait beaucoup, durant les répétitions, de cette espèce d’immaturité, du fait de se dire que c’est nécessaire. En fait, je pense que tu ne peux pas faire ce métier si tu conscientises trop. Cet aspect-là aussi est très théâtral. Ce n’est pas qu’ils sont puérils, ils sont plutôt très spontanés et égocentrés.

Angelo Dell’Aquipa : Et iels ne se posent pas de questions, sinon je pense qu’iels quitteraient très vite la boîte et iels feraient autre chose de leur vie.

La Pépinière : Donc, il y a vraiment, dans Broker, cette volonté de rire, de tourner ce monde en dérision. Mais aussi pour  ne pas sombrer dans un pessimisme à propos de ce milieu ?

Angelo Dell’Aquila : Je crois que ce n’était vraiment même pas une volonté de notre part. En racontant tout ce que j’ai vécu dans cette boîte, on s’est très vite dit que ça ne pouvait être qu’une farce. Si on commence à pointer du doigt, à être moralisateur, ça risque de devenir une énième pièce sur ce thème, avec un avertissement à ne pas devenir comme ça, alors que ce n’est pas du tout le propos.

Antoine Courvoisier : De toute façon, c’est un nœud mondial tellement gros que, si on commence à le critiquer devant des gens qui veulent juste aller au théâtre, on risque de les perdre. Il n’y a pas  de culpabilisation. Ça nous échappe, ça échappe même aux gens qui sont dedans. Au fur et à mesure qu’on écrivait, on se rendait compte que l’histoire en tant que telle n’est pas spécialement optimiste. Il y a ce côté « tout ou rien », donc on ne peut pas dépeindre ça en disant qu’il faudrait que ça fonctionne mieux ou autrement. C’est comme ça  et ça doit fonctionner. Ou alors si on veut un autre monde, il faut véritablement autre chose. C’est juste un constat.

Angelo Dell’Aquila : C’est un constat un peu cynique de la situation. Mais ça reste drôle à voir et à écouter, parce que, quand on est capable de voir ce qu’on est en train de produire, on arrive à avoir un peu d’autodérision. Nous, on n’est pas là pour apporter des solutions. Sinon il faudrait écrire des bouquins, aller sur les plateaux télé… Et il y a déjà plein de personnes qui s’occupent de ça bien mieux que nous. Nous, en 1h45, on éprouve le constat de ce microcosme et rien d’autre.

La Pépinière : Pour réaliser ce projet, il y a une grosse équipe autour de vous. Vous vous êtes entourés de beaucoup de monde. C’était important pour vous ?

Antoine Courvoisier : La première lecture date de 2019, même si le texte a encore évolué après. Donc ce sont des gens qui nous suivent depuis longtemps et qui ont accepté ce projet, qui nous ont fait confiance. Grâce au Loup, on a les moyens de faire quelque chose de grand. Que ce soit l’équipe technique ou l’équipe de jeu, tout le monde connaît bien le texte. On a l’habitude aussi d’écrire des projets qui changent en cours de route, d’arriver avec une base simple et qui évolue. Mais un texte qu’on a écrit depuis des années, ça nous arrive rarement. Donc c’est chouette de voir aussi que les gens l’ont lu il y a longtemps, ont eu le temps de le digérer. On se sent vraiment compris. D’habitude on est quatre ou cinq, et là on est une vingtaine dans l’équipe élargie.

Angelo Dell’Aquila : C’est un gros bateau, et c’est très beau de voir toute cette fourmilière se mettre en marche pour tendre vers le même objectif. Le matin, on est avec toute l’équipe technique ; l’après-midi, on est sur scène. Et le soir c’est coups de fil, e-mails, organisation… Jusqu’à la première, ça ne s’arrêtera pas !

La Pépinière : J’ai pu apercevoir le décor tout à l’heure : c’est donc un open space, avec un côté très casino, dans la dimension des paris. Quelle est l’idée là-derrière ?

Angelo Dell’Aquila :  Les traders, ce sont des gens qui spéculent, qui jouent, qui parient. Et on a tout de suite pensé à cette idée de casino. Finalement, il n’y a pas de grosse différence. Nos personnages parient à la hausse ou à la baisse. Et nous, quand on va au casino, on parie sur un chiffre, sur une couleur, et advienne que pourra ! Il y a le côté classe et élégant de l’endroit aussi. Qu’on aille au casino ou dans une boîte de trading, les gens sont bien habillés, en costard. Et en même temps, il y a ce côté un peu caché, où on va faire du fric.

Antoine Courvoisier : Il y a aussi le côté addictif, le fait de faire de l’argent avec de l’argent. Il y avait plein de correspondances. Il y a ceux qui comprennent, comme au casino, il ya ceux qui découvrent. Il faut du temps avant de bien comprendre comment ça fonctionne.

Angelo Dell’Aquila : Et puis il y a des codes ! Par exemple, le croupier sait très bien ce qu’il fait quand il lance sa petite boule sur la roulette. Il peut presque décider d’où est ce que ça va tomber. C’est pareil pour les traders : ils peuvent manipuler le marché.

La Pépinière : Et concernant le titre, Broker, ça signifie quoi ?

Angelo Dell’Aquila : Un broker, c’est un intermédiaire qui agit sur le marché en tant qu’acheteur ou vendeur. Les banques prennent un peu plus de risques parce qu’elles permettent le dépôt et octroient des crédits. Donc elles ont des comptes à rendre au client, que ce soit des particuliers ou des grosses boîtes. Alors qu’un intermédiaire, non. Lui, il attend qu’un investisseur vienne vendre ou acheter des actions. Et le broker se prend une marge dans cet achat ou de cette vente. Donc c’est du pur bonus.

Antoine Courvoisier : C’est ce qu’on raconte au tout début de la pièce, en préambule :  même en cas de crash financier, le broker s’en sort toujours et même encore mieux, parce qu’il prend des commissions sur des transactions, quelle que soit la situation.

Angelo Dell’Aquila : D’ailleurs un broker, il va préférer les temps de crise : les prix deviennent volatiles, c’est-à-dire qu’on ne sait plus quelle est la valeur du marché. Donc ils peuvent augmenter leurs marges. Pendant la crise des subprimes, les prix ne voulaient plus rien dire. Donc, à l’intérieur de ça, on peut se faire une bien plus grosse marge. C’est ce qui est génial, entre guillemets, en tant qu’intermédiaire. On profite de gens qui finiront à la rue. Donc le mieux, c’est de ne pas y penser du tout. On faisait tellement de transactions, tellement de marge, les millions coulaient à flot. Mais le jour où j’ai pris conscience – c’était pendant la crise de la dette grecque – que le même processus revenait, que c’était une crise systémique, je n’ai plus réussi à faire ce boulot.

Antoine Courvoisier :  Et le fait de savoir qu’un licenciement de masse dans une entreprise, c’est bon pour l’entreprise, ou plutôt pour sa cote en bourse, c’est assez surprenant. On a l’impression qu’une entreprise qui licencie, c’est une entreprise qui va mal. Mais c’est négatif pour les gens qui y travaillaient, pas pour les dirigeants. Quand j’ai su ça, c’est là que je me suis demandé pourquoi on ne nous enseignait pas cette base-là. C’est tellement logique, qu’on pourrait nous enseigner ce genre de situation très simple à comprendre.

Angelo Dell’Aquila : C’est aussi simple que l’offre et la demande. Quand soi-disant ça va mal pour une boîte, en réalité ça va très bien pour le reste de la finance. Donc c’est une très bonne nouvelle pour le marché, mais pas pour les employés. Et la guerre c’est pareil. Les industries d’armement, elles se font plaisir en ce moment. Et c’est ça qui est vraiment cynique : la guerre est mise en avant, mais personne ne pense au marché qu’il y a derrière.

Antoine Courvoisier : Il y a ce dessin de Chapatte qui montre bien que, selon le point de vue où on se place, ça change tout. Au final, tout ça, c’est de la nourriture pour faire une comédie.

La Pépinière : Il y a donc une vraie théâtralité derrière ce propos ?

Angelo Dell’Aquila : Dans Plus jamais demain il y avait des gens qui attendaient plus de théories et de didactisme sur la finance et le trading. Dans Broker, on veut montrer comment les êtres humains fonctionnent, agissent à l’intérieur de ce système. Ensuite, chacun·e pourra se demander si ça vaut vraiment la peine de faire ça, de fonctionner comme ça. J’espère en tout cas que c’est la question qu’on se posera. Et puis il y a le rire – nous on rigole beaucoup en tout cas – comme outil de décompression, de soupape.

La Pépinière : Angelo et Antoine, merci beaucoup pour votre accueil ! On se réjouit de découvrir ce beau spectacle !

Propos recueillis par Fabien Imhof

Infos pratiques :

Broker, d’Antoine Courvoisier et Angelo Dell’Aquila, au Théâtre du Loup, du 18 au 30 juin 2024.

Mise en scène : Antoine Courvoisier et Angelo Dell’Aquila, avec la collaboration de Julien George

Avec Gaspard Boesch, Charlotte Filou, Pauline Lebet, Safi Martin Yé, Brigitte Rosset, Christian Scheidt, Julien Tsongas, Antoine Courvoisier, Angelo Dell’Aquila

https://theatreduloup.ch/spectacle/broker/

Photos : © Antoine Courvoisier (photos) et Chapatte pour le dessin

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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