Eureka : espoir face à la défaite de l’humanité
Conte humaniste à la dimension écologique, Eureka s’inscrit dans la veine du cinéma d’auteur, en proposant plusieurs récits autour de la civilisation amérindienne, et propose une forme d’espoir. Un film à voir dès le 30 juillet aux Cinémas du Grütli, deux ans après sa sortie.
Eureka débute de manière surprenante, dans un format carré. Et pour cause : nous assistons à un western en noir et blanc, dans lequel Murphy, incarné par Viggo Mortensen, débarque dans un village pour se retrouver sa fille. Dans une esthétique à la John Ford, on retrouve également Chiara Mastroianni dans le rôle de la colonelle. Un zoom arrière nous fait alors sortir de l’écran – d’où le format étonnant – et nous emmène dans l’appartement d’Alaina (Alaina Clifford), policière du comté de Kyle, dans le Dakota du Sud. Dans la réserve où elle vit, elle cherche à bien faire son travail, mais est peu aidée par le microcosme particulier où elle évolue. Peu de choses arrivent, si ce n’est des conducteurs alcoolisés et des jeunes qui tombent dans la délinquance. Sa nièce Sadie (Sadie Lapointe) essaie d’ailleurs de les aider grâce à des entraînements de basket-ball, mais difficile pour tou·te·s de s’en sortir. Leur histoire se conclut avec un grand oiseau, qui quitte le Dakota du Sud pour rejoindre l’Amazonie, où un autochtone (Adanilo) disparaît de sa tribu – dont la spécialité est l’interprétation des rêves – après une altercation pour aller chercher de l’or. Rapidement, son espoir fait place à la désillusion. Dans cette fresque en trois parties, Lisandro Alonso illustre le statut de la population amérindienne à diverses époques et en différents lieux. De manière plus large, il évoque surtout la manière dont les humains conduisent à leur propre défaite.
Les limites du cinéma d’auteur
Commençons par souligner les quelques faiblesses de ce film. On évoquera d’abord sa lenteur, avec de nombreux et longs silences. Si ce constat n’est pas gênant en soi, allant à contre-courant de ce qu’on a l’habitude de voir, en visant à prendre le temps de contempler et appréhender les différents moments du film, notons que ce dernier dure tout de même près de 2h30. On se dit alors que certaines scènes auraient pu être condensées, pour éviter aux spectateur·ice·s de décrocher. On soulignera également le manque de liens explicites entre les différentes parties d’Eureka. Les transitions, poétiques et métaphoriques, sont très réussies, mais le rapport entre les différentes parties du film n’est pas toujours très clair, si ce n’est concernant les difficultés vécues par les populations indigènes. Le contenu demeure ainsi par moments abstrait et quelque peu hermétique à la compréhension. À trop vouloir en montrer, en accentuant sur la dimension esthétique très poussée, on risque de perdre le sens et le public. Dommage…

Les tableaux présentés n’ont pas non plus de véritable fin. Ce choix est à double tranchant : d’un côté, Lisandro Alonso nous laisse imaginer la suite, en choisissant, pourquoi pas, une forme d’espoir. Mais on aimerait savoir ce qu’il advient d’Alaina et surtout de ses deux passager·ère·s : l’adolescente enceinte arrêtée après un accès de violence et le conducteur appréhendé car trop alcoolisé… Et qu’en est-il de la fille de Murphy, qui entre en opposition avec son père ? On souhaiterait en savoir plus sur son histoire. Si une forme d’espoir est permise, on reste tout de même sur notre faim, sans aucun indice, avec le risque également de perdre notre attention.
Transcender les frontières
Une fois ces points-là soulignés, il nous faut tout de même souligner la belle dimension métaphorique, telle une fable, d’Eureka, qui parvient à transcender les genres. On retrouve ainsi un western tout à fait classique, rappelant ceux de John Ford, en noir et blanc, avec ces plans fixes et les nombreux passages devant Monument Valley. La suite évoque plutôt une forme documentaire, avec ses longs plans silencieux, et cette caméra présente sans être intrusive, à travers des plans larges. Le fait que les deux personnages centraux – Alaina et Sadie – portent les mêmes prénoms que leurs actrices nous interroge sur le fait qu’il s’agisse de leur véritable histoire ou non. Une réponse que le film ne nous donnera pas, mais qui évoque bien la dimension documentaire. Enfin, la dernière partie, avec Adanilo, rappelle le conte initiatique, avec cette quête à laquelle il doit participer pour s’émanciper, et la dimension métaphorique et onirique des récits de rêve. Lisandro Alonso mélange subtilement ces genres, en les reliant par des transitions ô combien poétiques, créant ainsi un nouvel objet. Au niveau purement cinématographique, Eureka présente donc un grand intérêt par rapport à l’exploration des formes.

Ce qu’on retient surtout, ce sont les connexions entre les différentes époques et les lieux : du western des années 30-40, représentatif de l’American Dream après la Grande Dépression ; en passant par le décor enneigé du Dakota du Sud, au sein d’une réserve amérindienne – selon les termes de Sadie – et qui se trouve proche de l’un des pôles d’inaccessibilité ; jusqu’à la forêt amazonienne, particulièrement hostile et que des humains peu scrupuleux ont investie. Ces trois milieux illustrent les difficultés pour la population indigène, face à une société dominante : elle est presque inexistante et totalement essentialisée dans le western ; se trouve mise à l’écart et presque condamnée à elle-même dans le Dakota du Sud ; et victime de l’exploitation en Amazonie. Sans dire les choses de manière frontale, Lisandro Alonso parvient à nous faire comprendre cet état de fait à travers les conditions de vie des différents personnages. On notera à cet égard la discussion entre Sadie et son grand-père, juste avant la fin du deuxième tableau, qui évoque un retour des traditions et même une forme de magie, avec une issue potentiellement fataliste face à la situation, qui serait la seule manière de retrouver encore un mince espoir, alors que Sadie s’apprête à entamer un nouveau voyage.

En laissant imaginer la fin de chaque partie au public, Lisandro Alonso permet une forme d’espoir, contrastant avec le sentiment de fatalité ambiant. Le choix du titre, Eureka, qui, rappelons-le, signifie « J’ai trouvé ! » en grec, nous enjoint à garder cet espoir, pour les populations indigènes, mais aussi pour l’humanité. Si la solution n’est pas trouvée ni proposée ouvertement ici, Eureka nous rappelle que si l’on continue ainsi, l’humanité file vers sa propre défaite, mais que d’autres manières de faire sont encore possibles.
Fabien Imhof
Référence :
Eureka, réalisé par Lisandro Alonso, Argentine – Portugal – France, 2023, à voir aux Cinéma du Grütli dès le 30 juillet.
Avec Viggo Mortensen, Chiara Mastroianni, Rafi Pitts, Luisa Cruz, Aliana Clifford, Sadie Lapointe, Villbjork Malling, Adanilo, Marcio Marante…
Photos : ©Slot Machine

