Faire face aux temps troublés avec Cinq jours en mars
Pour la première interview de la saison au Théâtre du Loup, Fabien Imhof a rencontré Nadim Ahmed, metteur en scène de Cinq jours en mars – avec une brève, mais néanmoins très pertinente intervention de Giulia Belet, qui l’assiste. Une pièce japonaise, qui fait écho à nos temps troublés par la guerre, avec notre confort tout helvète.
La Pépinière : Nadim, bonjour. Tu choisis de présenter un texte qui se déroule dans le contexte de la guerre en Irak, mais loin des événements, puisque ça se passe au Japon. C’est une volonté de faire écho à ce qui se passe aujourd’hui et tous ces conflits armés, qui nous touchent quand même ?
Nadim Ahmed : Oui et oui, à tous les niveaux ! On est loin physiquement, dans une pièce qui se passe au Japon, qui parle d’une réalité japonaise, mais qui, moi, me fait penser à notre réalité suisse. On est dans un îlot de privilèges : le contexte du Japon dans le cadre de l’Asie, c’est à part, comme la Suisse par rapport à l’Europe. Les guerres qui sont mentionnées dans le texte, c’est notamment la guerre en Irak de 2003. Nous, actuellement, on pourrait parler du Soudan, ou d’autres endroits où il y a plein de conflits de différentes natures, mais ce qui m’habite principalement, c’est ce qui se passe à Gaza en ce moment. Il y a énormément de similitudes. Le texte m’a frappé tout d’un coup par ces espèces de gémellités : par exemple, il y a des mentions dans le texte, écrit en 2003, du virus qui est l’ancêtre du Covid, donc le SARS. Il est mentionné comme une malédiction qui va arriver sur nous, comme ces guerres. Vingt ans plus tard, on est dans une situation encore pire. Donc ce texte m’a paru d’une actualité assez inouïe ! Ce qui est très rare : en général, quand je lis un texte de théâtre, je me demande pourquoi le raconter maintenant. Et là, tout d’un coup, à l’inverse, je me suis dit que c’était un texte qui parle de notre réalité, de maintenant.
La Pépinière : Dans le résumé de la pièce, il est question d’une forme d’insouciance, quelque chose de l’ordre de la banalité, même dans la manière d’écrire les dialogues, avec aussi pas mal d’humour, malgré des thématiques assez lourdes. C’est une manière de mieux faire face, de marquer peut-être aussi le contraste entre nos deux réalités ?
Nadim Ahmed : Je crois que par la langue, dans la manière dont l’écrit Toshiki Okada, avec ce langage peu soutenu, dans lequel il y a beaucoup d’onomatopées ou de mots familiers : des « hum », « en fait », « sans déc », « ouais », « mais bon »… tous ces mots-là un peu valises racontent aussi la vacuité d’une langue. On insiste beaucoup avec les acteur/trices dans ces premières semaines de travail pour qu’ils soient bien identifiés et bien utilisés. Même dans notre communication, il y a quelque chose qui sonne creux. Ces personnages qu’on va voir là, qui sont des acteurs et des actrices qui viennent raconter une histoire, échouent d’une certaine façon à raconter l’histoire, mais aussi à communiquer un peu entre eux. Je pense qu’il y a quelque chose de comique qui vient se dégager de ça, à voir notre propre humanité qui se dépatouille avec ces thématiques, qui ne s’en sort pas bien. L’auteur arrive à faire quelque chose d’assez merveilleux : il y a de l’humour, ce qui est, pour le public, quelque chose d’agréable à recevoir au théâtre. C’est plus facile pour accueillir une histoire ; mais en même temps, il arrive aussi à raconter quelque chose d’une langue, d’un vide entre les gens, dans la manière dont ils communiquent. En tout cas, dans la traduction en français de Corinne Atlan, cela ressort bien.

La Pépinière : Les thématiques évoquées sont assez fortes : la guerre, les générations et l’engagement politique… C’est aussi porté par une équipe assez jeune. C’est important pour toi de montrer comment notre génération fait face, comment elle peut réfléchir face à tout cela ?
Nadim Ahmed : J’avais plusieurs choix par rapport aux générations : j’aurais pu vraiment orienter, en ne mettant que des personnes qui représentent la Gen-Z. Finalement, j’ai décidé aussi de mettre des milléniaux. J’ai plutôt décidé d’évoquer effectivement une « jeunesse », entre gros guillemets, dans le sens où, effectivement, il n’y a pas de personnes de plus de 50 ans au plateau. Peut-être parce que les questions de militantisme ne sont pas les mêmes pour la génération de nos parents, selon ce que j’identifie. Chaque génération affronte quelque chose de différent. Je pense que les différentes générations n’ont pas la même manière de voir les choses, de se mobiliser. On le voit bien dans le texte : il y a plusieurs stratégies de la part des personnages pour se mobiliser face à ces événements. Mais, il y a quand même des enjeux transversaux pour ces générations, parce qu’on affronte les mêmes démons : la montée des fascismes, des grosses crises climatiques, une répartition des richesses et des pouvoirs toujours plus inégalitaire, et qui divise toujours plus les gens, des guerres et des conflits très complexes, avec des couches d’enjeux très complexes… Et face à toute cette complexité-là, je crois qu’il y a un endroit où on se retrouve, peu importe la génération : c’est qu’on est perdu, qu’on erre et qu’on ne sait pas. Cette pièce retranscrit bien ça. Et par rapport aux postures que j’évoquais avant, sur la manière de se mobiliser face à tout cela : il y des personnages qui choisissent de se mettre en autarcie et de rêver, d’autres qui décident de fuir – ce qui pourrait être une image ou une vraie fuite, pour aller dans un autre monde. On peut s’imaginer fuir par la drogue, par le suicide, ou littéralement, changer de pays, changer de réalité… Et il y a des personnages qui décident de tenter de militer, de s’opposer et de se mobiliser. Mais tous ces personnages, plus ou moins, échouent à faire toutes ces choses-là, tout en essayant de réagir face à ces injustices.
La Pépinière : Concernant la forme, il y a une évocation du clown, presque beckettien, aussi une part de stand-up, avec des passages où les personnages-acteur/trices s’adressent au public. Qu’est-ce qui t’a évoqué ces deux facettes dans le texte ?
Nadim Ahmed : En fait, on est obligé d’être dans cette forme-là. Ce ne sont pas des personnages qui parlent dans cette pièce. Toshiki Okada choisit d’avoir cinq – sept à la base – narrateurs et narratrices qui sont nommés « Acteur 1 », « Acteur 2 », « Actrice 1 »… qui viennent raconter l’histoire, et qui, de temps en temps, la jouent un peu, mais reviennent toujours à leur niveau de narrateur/trice. Donc c’est comme si on avait vraiment les cinq acteur/trices engagé-es sur ce projet qui viennent raconter, ou tenter de raconter. Et ils se coupent, et à tel moment il y en a un-e qui joue le personnage, et alors l’autre joue le personnage en réponse, puis le premier joue le deuxième, puis après il redevient le narrateur… c’est très compliqué ! C’est comme une espèce d’immense conte. C’est assez curieux, d’ailleurs, parce que Toshiki Okada, tout d’un coup, écrit des didascalies qui font cinq lignes, où il explique très concrètement que là on pourrait avoir un carré de lumière, avec des indications scéniques. Et à d’autres moments, il n’y a aucune didascalie sur l’entrée d’Acteur 1 qui vient nous parler de l’histoire. Donc, il y a vraiment quelque chose de non-expliqué. Déjà dans la manière dont les acteur/trices rentrent et sortent, il y a quelque chose de très Beckettien. D’ailleurs, il demande qu’on fasse à la lettre ce qu’il dit, parce que tout d’un coup il y a des choses qui peuvent ne pas sembler faire sens mais, si on les fait effectivement, ça fait sens. Et là, dans les premières semaines de répétition on a réalisé ça : les acteur/trices font des choses qui sont écrites dans le texte et on se dit que ça fait sens.

La Pépinière : Comment concilier tout ça ? Qu’est-ce que ça peut apporter au propos de la pièce ?
Nadim Ahmed : Pour moi, il y a une espèce de performance de l’échec, où ces personnages ratent à nous raconter cette histoire, à communiquer entre eux, à jouer des personnages… Mais en même temps, ils nous racontent quand même cette histoire à la fin, mais ils l’ont fait de bric et de broc. J’ai l’image d’enfants qui auraient préparé un spectacle pour leurs parents à Noël et qui ratent un petit peu. C’est ce qui m’a évoqué le clown : il n’y aura pas de nez rouges, mais dans la discipline clownesque, qui est large, il y a un personnage qui vient rater poétiquement. Et quand il le fait bien, il est drôle et touchant en même temps. Cela nous rappelle à notre humanité en tant que spectateur. Et en même temps il y a ce côté stand-up, parce que cette pièce, ce ne sont presque que des monologues, ou en tout cas des énormes textes portés par une personne, et celle en face a juste des « hmm hmm », ou une petite réplique de relance. La première scène de vrai dialogue, je pense qu’elle arrive à la page 16 du texte. Et il y en a très peu. C’est pour ça qu’il y a pour moi cet imaginaire où un-e acteur/trice vient nous parler de quelque chose, de la même manière que les stand-upeur/euses s’emparent de leur propre réalité pour venir raconter quelque chose de leur galère et, quand c’est bien fait, quelque chose du monde. Donc pour moi c’est comme une espèce de stand-up clownesque. Et si j’ai appelé ça comme ça, c’est aussi parce que le stand-up, c’est le charisme par excellence, ça fait des blagues, ça réussit, c’est drôle… Alors que le clown, par essence c’est l’échec. Donc il y a cette opposition échec-réussite, et j’ai beaucoup envie de jouer sur ces effets là tout le long de la pièce.
Giulia Belet : Et l’entre-deux n’est pas possible, c’est ça aussi le lien. Ils sont obligés d’être très généreux, engagés. Il n’y a pas de demi-mesure avec ce texte.

La Pépinière : Au niveau visuel, la projection d’images fera aussi écho à l’omniprésence des écrans ?
Nadim Ahmed : J’aimerais beaucoup que la vidéo parle du monde, qu’elle en soit l’écho, et aussi celui des écrans. Les personnages qui vont en autarcie font un choix très fort : celui d’éteindre la télé en 2003, ce qui équivaut en 2025 à éteindre nos écrans. Je me suis dit que ce serait intéressant de faire vivre les écrans, mais peut-être avec des images très traitées qui ne soient pas de celles qu’on voit sur nos écrans. Et ce qui me paraît le plus écœurant en ce moment et que j’aimerais retranscrire dans la pièce, ce serait l’obscénité parfois des réseaux, où on voit une story sur le génocide à Gaza, suivie d’un autre post militant sur la communauté lgbtq+, et puis tout d’un coup une pub pour un rasoir, et ton pote qui fait ses photos de vacances. Je trouve obscène l’enchaînement de ces images. Comme on vit dans un monde de l’image maintenant, je voulais ramener cette violence-là, pour qu’elle existe un petit peu dans ce monde-là. Mais c’est encore très embryonnaire. C’est une idée que je trouve très juste dramaturgiquement, mais je ne sais pas encore comment la traduire.
La Pépinière : Et pour ce qui est de la scénographie et des lumières, que peux-tu nous dire à ce stade ?
Nadim Ahmed : Il y aura beaucoup d’enseignes lumineuses. Et donc la scénographie va produire des lumières. La scénographe Wendy Tokuoka et le créateur lumière Guillaume Meylan doivent beaucoup travailler ensemble sur la manière de montrer. On aimerait aussi des lumières un peu néon, pop, LED, artificielles. On devra composer avec tout cela : donc même les lumières qu’on aura, les classiques, on sera vraiment dans de la lumière chaude, qui évoque aussi ces grandes capitales, ces mégapoles asiatiques, avec des écrans partout.
La Pépinière : On retrouve aussi quelque chose d’assez pop dans les costumes ?
Nadim Ahmed : On a fait une grosse après-midi d’essayages. Il y aura, je pense, des silhouettes assez marquées. Ça peut évoquer Tokyo, mais ça pourrait aussi tout à fait être Londres, avec ce côté « stylé ». À travers ce choix, je recherche une forme d’universalité.
La Pépinière : Par rapport à l’univers sonore, il y avait une idée de quelque chose de rock-électro, un peu rétro ?
Nadim Ahmed : Ce sera finalement de la musique électronique : on a commencé à travailler aujourd’hui avec la personne qui va designer le son. La création se fera au plateau, autour de ce qui se joue. Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour l’instant. Mais ce qui est sûr, c’est que Nounoute va beaucoup s’inspirer du plateau. On a un peu laissé tomber l’aspect rock. J’imagine quelque chose de planant, avec des nappes, des choses qui accompagnent. On verra comment la musique rentre, mais elle accompagnera vraiment le plateau. J’aurais pu préparer tout à l’avance, mais je ne voulais pas arriver avec des morceaux déjà prévus. En tant qu’acteur, j’aime beaucoup travailler en sentant que la personne qui design le son regarde, écoute le plateau, repart peut-être un jour, deux jours, revient et nous balance un son qui accompagne un monologue, une scène… et on se dit que ça matche complètement. Quand la musique se fait vraiment à l’écoute, littéralement, du plateau c’est toujours plus organique. En tant que créateur je voulais retranscrire ça, je voulais être dans le même schéma.

La Pépinière : Comment travailles-tu avec les acteurs/trices, pour ce texte qui est assez particulier dans sa construction ?
Nadim Ahmed : Ce qui est dur, c’est que ce sont des gros blocs, comme des monologues. Donc on dit en rigolant que chacun-e a son anniversaire un jour ou deux, parce qu’on doit traverser ces blocs tant qu’on veut continuer d’être dans quelque chose de relativement linéaire. Ça veut dire que, pendant ces moments-là, chaque acteur/trice a une grosse masse de travail. Maintenant, on arrive au milieu de la deuxième semaine, donc on va commencer à travailler de manière un peu plus éclatée. On pourra s’organiser en fonction de l’énergie. Même si on se concentre sur une seule scène ou un petit segment de la scène, c’est toujours du monologue. Donc on travaille beaucoup par couches, en alternant des moments où on fait segment par segment, petit bout par petit bout de sens, par rapport aux thématiques défendues, aux pensées longues des personnages ; et des grandes traversées où ils et elles essaient de faire un peu descendre les choses. Puis, quand on repasse une deuxième couche quelques jours après, il y a déjà des choses qui ont bougé. Et puis je travaille beaucoup avec les propositions des acteur/trices. J’aime beaucoup les entendre. Il y a une réalité du plateau qui échappe toujours à la mise en scène. J’ai la vision globale, des scènes, des mots… Mais il y a quelque chose d’organique, du plateau que seul l’acteur/trice peut sentir. Donc quand il ou elle veut arriver avec quelque chose, on y va, on essaye. Je pense qu’il faut toujours arriver avec la créativité de toute l’équipe. Pour moi, dans une équipe, tout le monde peut proposer à tous les niveaux. J’essaie aussi de beaucoup travailler dans la synergie. La place qu’a Giulia en tant qu’assistante est très importante. Elle dirige autant que moi les acteur/trices. L’autre jour, j’ai dû m’absenter pour aller discuter des costumes, et c’est elle qui a dirigé toute la scène. On parle beaucoup, elle me conseille aussi dans le jeu, dans la mise en scène. Donc je dirais qu’on travaille tous/tes ensemble. Par exemple, on s’interrogeait sur où vont les acteur/trices après leur scène, parce qu’il n’y a pas de sortie officielle dans le texte. Et Angelo (Dell’Aquila) disait qu’il pourrait se mettre dans tel endroit de la scénographie. Il n’y a que lui, avec son intelligence du plateau, qui peut le dire : moi je ne le vois pas encore parce que je suis trop dans la scène. Et un dernier point essentiel pour moi, qui est une valeur cardinale de ma jeune compagnie : bosser un maximum dans la joie. Même pour moi, ne pas être dans le stress. Travailler dans la joie et le bien-être crée un bon climat, et je pense qu’une grosse partie du travail est déjà faite grâce à ça. Malheureusement, dans notre métier ce n’est pas une évidence. Mais je crois que ça va aussi avec une éthique du travail que le Loup défend, et on est très en phase avec ça.
La Pépinière : Je crois que c’est une très belle conclusion ! Merci Nadim pour ton temps, et on se retrouve donc en octobre pour Cinq jours en mars !
Propos recueillis par Fabien Imhof

Infos pratiques :
Cinq jours en mars, de Toshiki Okada, traduit en français par Corinne Atlan, du 7 au 19 octobre 2025 au Théâtre du Loup.
Mise en scène : Nadim Ahmed
Avec Antoine Courvoisier, Angelo Dell’Aquila, Fjolla Elezi, Judith Goudal et Ali Lamaadli
https://theatreduloup.ch/spectacle/cinq-jours-en-mars/
Photos de répétition : ©Compagnie Équation masquée
