Les réverbères : arts vivants

Innocence ou monstruosité ?

En adaptant le Frankenstein de Mary Shelley, sans parole, les Fondateurs reviennent à l’essence-même de la créature, avec cette question fondamentale : qu’est-ce qui fait un monstre ? À voir à la Maison Saint-Gervais jusqu’au 14 décembre. 

Tout commence par un noir plateau, et une musique d’orgue rappelant de vieux films d’horreur. Deux silhouettes noires (Vincent Fontannaz et Aline Papin) entrent sur scène et déposent trois grands rectangles épais de mousse blanche, qui sont autant de tombes. Le docteur Viktor Frankenstein débarque et déterre un corps, auquel il donnera la vie grâce à des décharges électriques. La suite, on la connaît : la créature échappe à son créateur, qui l’abandonne bien vite. Alors, le monstre cherche du soutien, quelqu’un pour l’accompagner. Mais, n’ayant aucun code social, il réagit rapidement par la peur et la violence, laissant place à ce qu’on interprète comme sa monstruosité. Tout cela nous est raconté sans paroles, mais porté par l’expressivité des quatre comédien-nes au plateau et de la musique suggestive, qui raconte beaucoup. 

Musique narratrice 

Le début du spectacle s’annonce donc avec de l’orgue, rappelant d’anciens films, avec une ambiance horrifique et pesante. On pense à la famille Addams, par exemple. De quoi poser le décor – au sens propre comme au figuré – d’emblée. L’ambiance change du tout au tout lorsque le Dr. Frankenstein entre sur scène : un piano typique des films muets, avec ses notes bien marquées, résonne. Voilà qui rappelle cette fois Chaplin, ou Laurel et Hardy. On bascule de l’horrifique au comique, bien accompagné-es par les expressions faciales de Mélanie Foulon et sa perruque ébouriffée de savant fou ! D’autres moments viennent évoquer le cinéma muet, avec une musique au saxophone et un grain saturé, comme si elle provenait d’un vieux tourne-disque. L’écriture de la lettre adressée à sa femme, puis le dialogue avec celle-ci sont également accompagnés de panneaux sur lesquels sont écrites les répliques. L’une des dernières scènes y fait d’ailleurs échos : alors que le docteur a complètement perdu le contrôle de sa créature, il écrit ses réflexions sur un bloc-notes, comme s’il improvisait la fin de ce film muet… 

Comme le spectacle se développe sans paroles, il faut trouver une autre manière de raconter. La musique est ainsi construite avec ces différentes significations : outre l’horreur évoquée par l’orgue et l’humour du cinéma muet, on entend aussi quelques touches d’électro, comme pour évoquer la science-fiction, plus électronique et futuriste. La musique avance ainsi différents axes thématiques de la pièce, ainsi que la couleur plus humoristique donnée au propos par les Fondateurs. Cette dimension, absente dans l’œuvre originale de Mary Shelley, permet aussi d’embrayer sur la dimension enfantine du jeu et une forme d’innocence présente chez la créature. Ce côté enfantin est d’ailleurs suggéré par le choix du matériau : tous les décors sont faits en mousse, comme pour annoncer une forme de confort, de douceur, de volonté de ne pas faire mal, rappelant l’ambiance molletonnée et douce de nos jeunes années. 

Qu’est-ce qui fait un monstre ? 

Cette dimension enfantine se transcrit sur le monstre interprété par François Herpeux. Quand une femme crie d’effroi en le voyant, il ne sait pas comment faire pour que cela cesse : il crie lui aussi, se bouche les oreilles puis, démuni, la fera finalement taire en l’étranglant. Ce qu’on perçoit de lui, c’est qu’il s’amuse, découvre le monde qui l’entoure, sans aucun a priori, avec toute la candeur qu’aurait un enfant. Il casse ainsi le décor, fait des blagues en allant toujours plus loin, sans forcément comprendre les limites… Tout cela fait de lui un monstre aux yeux des autres. Mais voilà qui pose plusieurs questions : d’abord, est-ce lui le vrai monstre, ou son créateur qui l’a abandonné sans lui donner les codes sociaux ? Le parallèle devient évident avec les nombreuses dérives des créations humaines. On pense bien sûr à la bombe atomique après les découvertes d’Albert Einstein, ou, plus récemment, à la peur engendrée par le développement de l’intelligence artificielle. Comme le dit l’adage, l’enfer est pavé de bonnes intentions… 

La seconde question qui nous vient est celle de la différence : ce qui fait peur, c’est surtout que cette créature n’entre pas dans la norme. Tout cela est bien sûr lié à la précédente interrogation, avec la méconnaissance des codes. La créature se retrouve rejetée, par son créateur d’abord, puis par les autres ensuite, et ne comprend pas ce qui lui arrive. Triste et désemparée, elle devient violente, et c’est donc la seule réaction possible face à la situation. Ce qui vient renverser l’histoire, en posant la question de savoir qui est le monstre… Il n’est pas toujours celui que l’on croit. Lévi-Strauss écrivait d’ailleurs que « le barbare, c’est celui qui croit en la barbarie ». Face à ce qu’on considère comme un monstre, par sa différence, n’est-on pas soi-même monstre ? Le spectacle trouve alors toute sa place dans l’actualité, avec les guerres, la montée de l’extrême droite un peu partout, par la crainte de l’autre et de sa différence. Les réactions violentes que cela induit, en comparaison avec celles du monstre, elle-même provoquées par l’attitude hostile des autres, remettent en perspective certaines choses. Le propos interroge de manière plus large, avec cette question, sans répondre, mais qui prête à réflexion : qu’est-ce qui fait un monstre ? 

Fabien Imhof 

Infos pratiques : 

Frankenstein, d’après le roman de Mary Shelley, par les Fondateurs, du 4 au 14 décembre 2025 à la Maison Saint-Gervais. 

Mise en scène : Julien Basler 

Scénographie : Zoé Cadotsch 

Avec Vincent Fontannaz, Mélanie Foulon, François Herpeux et Aline Papin 

Musique originale et son : Laurent Nicolas 

Interprètes enregistré-es : Philippe Ehinger – clarinette, piano, Mathieu Karcher – guitare, Nelly Staljic – voix, Adrien Zucchelli – voix 

Lumière et régie : Matthieu Baumann 

Costumes : Diane Grosset 

https://saintgervais.ch/spectacle/frankenstein/ 

Photos : ©Magali Dougados (photos du plateau) et ©Maison Saint-Gervais / Matthieu Croizier x Dual Room A

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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