Les réverbères : arts vivants

Interroger le rôle du théâtre par la force de l’imaginaire

À l’Étincelle, Nathaly Leduc et Lou Ciszewski imaginent un spectacle qui brise le rapport habituel entre scène et salle, pour interroger certaines injonctions faites aux acteur/trices, mais aussi le pouvoir du théâtre. Un objet scénique unique, qui apport un vent de fraîcheur et de réflexion bienvenu.

Oubliez la salle de théâtre, vous voici convié-es à une rencontre littéraire organisée par le club de lecture donc Augustin (Victor Poltier), passionné mais introverti, fait partie. Ce soir, il doit recevoir cette artiste qu’il aime tant : Sophie-Theresa Charlotte (Nathaly Leduc), grande actrice de théâtre et qui a récemment sorti son premier roman, Bouche-à-bouche, ou la force de l’imaginaire. Durant leur échange, il sera question de son rapport au théâtre, de sa position de diva, malgré les écueils auxquels elle a dû faire face, elle qui vient du Brésil, avec son accent chantant et marqué qu’elle revendique. Cet entretien décalé et plein d’humour prendra finalement une tournure plus profonde, voire mystique, pour interroger la place du théâtre et de l’imaginaire dans le monde, pour préserver ce qui est fragile et invisible.

L’humour au service de la réflexion

Le ton est donné d’emblée : Augustin nous accueille dans le foyer pour présenter son club de lecture et les activités de la Maison de Quartier de la Jonction. On relève de suite cet astucieux choix d’avoir intégré cette mention au spectacle, car il est de coutume d’en parler lorsqu’une pièce est accueillie dans ce lieu. Augustin, donc, ce personnage un peu maladroit, tout stressé et au fort accent vaudois, crée un certain décalage, mais aussi un côté intimiste. On rit de son discours un peu cliché, tout en étant inclus-es dans ce club a priori restreint. Avec cet humour débordant, il nous fait entrer dans l’univers décalé de Bouche-à-bouche, qui continue au moment de l’entrée en scène de Sophie-Theresa. Son accent brésilien est lui aussi très marqué, elle veut embrasser tout le monde, en dansant sur des airs de samba. Ce choix d’exacerber ce qu’on pourrait considérer comme des stéréotypes est une manière d’affirmer sa culture, sans tomber dans une dimension essentialisante, bien au contraire. On comprend rapidement que cet humour et ce qu’on pourrait qualifier d’exagération, se met au service d’un propos de fond plus grand.

Ce fond arrive d’ailleurs lorsqu’il est question de Molière. Sophie-Theresa raconte qu’elle devait jouer dans un Dom Juan à la Comédie française, mais qu’on lui a demandé d’atténuer son accent brésilien. On comprend, à travers cette anecdote et son refus catégorique de se plier à ce qui lui est demandé, que le personnage raconte les injonctions faites aux acteur/trices de niveler, lisser ce qui fait leur nature. Sophie-Theresa, qu’on comprend être l’alter ego fictif de Nathaly Leduc – elle aussi d’origine brésilienne et à qui on a reproché son accent – refuse totalement cet état de fait. Elle prend alors le contrepied de ces injonctions, en incarnant un personnage qui pousse tous les curseurs, pour dénoncer ce qu’elle a vécu. Elle prend ainsi le parti de tout assumer à fond, quitte à modifier complètement les codes attendus au théâtre. En témoigne ce rapport au public, très proche et qui demande des qualités d’improvisation, pour dire qu’on peut peut-être faire autrement. Elle revendique ainsi une relation plus vivante, qui correspond peut-être à l’essence-même du théâtre, art vivant par excellente. De ce point de vue, il y a sans doute ici une forme d’essentialisme, non pas de la figure de la diva brésilienne, mais d’une incarnation de ce qu’est le théâtre à ses yeux.

Brésil, fiction et mythe

Nathaly Leduc et Lou Ciszewski, qui portent le projet, nous convient donc à une véritable expérience théâtrale. Le public est complètement intégré au spectacle, et influe sur la trame par les réactions et interactions. Par ce biais, Bouche-à-bouche donne à revoir la relation au théâtre et son rôle au sein de la société. On le comprend à travers l’accent et l’attitude exacerbée du personnage, qui illustre le tiraillement entre la culture brésilienne d’origine de Nathaly Leduc et celle, occidentale, dans laquelle elle baigne depuis longtemps. On le voit à sa tenue rouge, symbole de l’étymologie-même du nom du Brésil (rouge comme la braise). Surtout, cette dimension profonde, réflexive et métaphorique est développée dans la dernière partie, presque mystique, où il est fait référence au Yanomami, ce peuple indigène très attaché à la nature, à la survie du monde et à tout ce qui est invisible et fragile.

Cette philosophie yanomami est retranscrite dans la réflexion autour du théâtre, qui a pour but de rassembler, de faire rêver, en étant un art vivant. Il préserve ainsi la cohésion sociale, tout en étant un espace de réflexion. Le spectacle auquel nous assistons à l’Étincelle en est la preuve, car il est lieu de l’expérimentation, de la réflexion, il revisite les codes pour interroger de nombreuses traditions ancrées. Le titre du spectacle prend alors tout son sens, surtout le sous-titre, La force de l’imaginaire. Car Nathaly Leduc et Lou Ciszewski ont imaginé une pièce où l’imaginaire est au centre : dans ses personnages, sa réflexion, mais aussi tout ce qu’il fait germer dans la tête du public. Difficile donc de définir avec précision l’expérience à laquelle on assiste, mais on en tire de nombreuses leçons.

Fabien Imhof

Bouche-à-bouche, ou la force de l’imaginaire, de Nathaly Leduc et Lou Ciszewski, du 12 au 15 novembre 2025 à l’Étincelle – Maison de Quartier de la Jonction.

Mise en scène : Nathaly Leduc et Lou Ciszewski

Avec Nathaly Leduc et Victor Poltier

https://mqj.ch/event/bouche-a-bouche/2025-11-13/

Photos : ©Amadeus Kapp

Fabien Imhof

Co-fondateur de la Pépinière, il s’occupe principalement du pôle Réverbères. Spectateur et lecteur passionné, il vous fera voyager à travers les spectacles et mises en scène des théâtres de la région, et vous fera découvrir différentes œuvres cinématographiques et autres pépites littéraires.

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